On s’en pose des questions quand on écrit, des questions qui peuvent sembler assez connes d’ailleurs… dans mon cas et plus particulièrement celui du texte en cours d’écriture — à savoir Chair à travail — le problème qui se pose à moi, c’est bien l’articulation entre rigueur scripturale et conceptuelle, en gros et pour le dire rapidement, comment d’une part ne pas tomber du prêchi-prêcha militant inconsistant, cette angoisse et cette (t)erreur de verser dans le roman idéologique ou le roman à thèse… Désir que la mécanique textuelle soit montée avec assez de rigueur et de finesse pour qu’on n’en reste pas à de l’esthétique ou du divertissement, que ça porte, dans et par l’écriture, de la pensée…

Réflexion perpétuelle, en ce moment du moins pour moi… on se surprend à projeter ces aspirations sur tel ou tel texte qui se retrouve entre nos mais, sous nos yeux… l’un des derniers bouquins à avoir fait germer en moi ce type de questions, c’est Les garçons de l’été de Rebecca Linghieri1… honnêtement, pas le genre de bouquin que j’ai l’habitude de lire, comment j’en suis venu à ce bouquin ? pas de souvenirs… peut-être qu’on me l’a recommandé, ou peut-être que j’ai dû tomber dessus par hasard alors que je baroudais dans le sud de la France… bref tout ça n’a que très peu d’importance, à dire vrai… ce qui m’importe ici, c’est la dimension politique que recèle ce texte de fiction… dimension traitée de manière assez fine – il faut le souligner ! – mais la critique de l’organisation sociale et plus particulièrement des normes sociales et de la masculinité hégémonique, notamment, me semblent manquer sa cible… et c’est bien sur ce point que j’aimerai axé la réflexion qui va suivre… alors je le dis de suite, je ne m’attarderai pas sur l’histoire, si cela vous intéresse, vous trouverez en fin de ce papier un résumé des plus sommaires…

Les garçons de l’été adopte pour son récit ce qu’on appelle la polyphonie narrative, à savoir que vous n’aurez pas un seul narrateur qui prendra en charge l’ensemble du récit, non, ce seront en tout 6 personnages qui par fragments successifs conteront l’histoire, le roman étant constitué de 23 fragments, de longueurs inégales2… L’usage d’une technique – quelle qu’elle soit — n’est bien évidemment jamais anodin, la polyphonie narrative permet ici d’avoir une multitude de points de vue, et donc de confronter plusieurs visions du monde et subjectivités3… et justement cette alternance de différents points de vue va donner de l’altérité au récit, de représenter plusieurs sensibilités, d’idéologies et de cette manière éviter totalement de tomber dans l’écueil du prêchi-prêcha politique qu’on a évoqué plus haut…

Dans et par ces manières différentes d’appréhender et de voir le monde vont se constituer les caractères des perso’s, ces derniers correspondant plus ou moins à des archétypes… le « bon » père mascu’ sur les bords qui éduque et forge ses gamins avec de la compétition à tous les étages… parce que tu comprends le monde, là dehors, il n’est pas joli et qu’il faut être armé pour survivre. Il y a la mère (au foyer) bourgeoise pétrie de préjugés racistes et qui légitime la domination exercée par les hommes. Les deux enfants : Thadée et Zachée, jeunes hommes blancs issus de la bourgeoisie avec l’ensemble des attributs qui vont avec (tant en termes de capital symbolique qu’économique)… et enfin le pendant de la mère, Cindy – petite amie de Zachée – qui elle au contraire se trouve dans une perspective que nous dirons (rapidement) plus féministe, issue d’une famille pauvre et qui contraste avec le cadre éminemment bourgeois décrit dans le roman.

Avatar d’une masculinité hégémonique

Le roman est traversé par la question des masculinités – sans que cela ne soit évoqué de manière explicite – ainsi ces deux frères, malgré le fait qu’ils disposent d’attributs assez identiques et qu’ils soient issus du même cadre social vont développer des formes de masculinités assez différentes. L’aîné, prénommé Thadée, va incarner une « masculinité hégémonique » ; alors j’utilise ici ce concept dans la perspective de la sociologue Raewyn Connell, à savoir que pour cette dernière la masculinité hégémonique recoupe « la forme de masculinité qui est naturellement glorifiée au détriment d’autres formes »4. En effet, la forme de la masculinité hégémonique peut varier selon le contexte historique, social et politique, elle « incarne la réponse acceptée à un moment donné à la légitimité du patriarcat »5 ou pour le dire plus simplement, la masculinité hégémonique d’une époque donnée est la forme de masculinité permettant de préserver la « position dominante des hommes et la subordination des femmes. »6 Donc cette masculinité hégémonique sera celle prônée tout au long de la socialisation des garçons et des hommes, quant aux autres formes de masculinités elles seront subordonnées, marginalisées, car étant plus ou moins antagonistes de la forme de masculinité hissée au rang de modèle par l’organisation politique et sociale du moment.

Tout au long de la première partie du roman, celle qui précède donc le fratricide, le personnage de Thadée apparaît dans les différents récits des personnages [Mylène, Jérôme et Zachée], comme une sorte de modèle de masculinité, cette représentation de Thadée est avant tout prise en charge par les parents. Son rapport avec les femmes est également souligné dans la mesure où, contrairement à son frère cadet – comme on va le voir plus loin –, la compagne de Thadée, Jasmine, correspond aux canons de la beauté féminine, il a su en quelques sortes faire sienne la forme de féminité la plus prisée, à la fois « belle » – selon les canons de la beauté légitimés socialement – mais également intelligente7.

La focalisation sur la performance – et ce dans tous les domaines et sur tous les plans – n’est bien évidemment pas anodine, en effet dans le contexte d’une organisation sociale capitaliste, le modèle correspondant à l’hégémonie masculine s’exprime avant toute chose ne termes de performance. Dans le cadre des tâches productives, les hommes – quelle que soit leur classe sociale – sont soumis à une concurrence à l’aulne de leurs tâches productives, la performance étant érigée comme indépassable horizon ; les hommes qui se trouvent être performants selon des modalités légitimées par le monde social sont ceux qui sont le plus valorisés. Ainsi n’est-ce pas un hasard si Thadée prend le requin pour modèle.8

En fait d’une certaine façon, j’ai l’impression de mieux comprendre le fonctionnement des requins que celui de mes congénères. Leur façon de baiser, par exemple, est totalement fascinante. Le mâle s’agrippe à la femelle en la mordant, et il est rare qu’elle s’en tire sans lacérations de ses flancs ou de ses nageoires pectorales. Sans compter les dégâts internes que doit lui infliger le ptérygopode, un truc entre zguègue et nageoire, pourvus de crochets. Notez que ça marche aussi pour l’espèce humaine : on croit à tort que les meufs sont fragiles alors qu’il n’y a pas de limite à ce qu’elles peuvent encaisser. Y’a qu’à voir Anouk.9

Ce rapport brutal avec les femmes, cette représentation violente de la sexualité sont par ailleurs mis en lumière dès le début du roman, le troisième fragment10 mettant en scène la tentative de viol perpétrée par le frère aîné sur Anouk, tentative de viol ayant failli se conjuguer à un autre crime :

… j’ai su que ce dont j’avais envie, ce n’était plus de baiser Anouk, mais de lui défoncer le crâne et de lui écraser les seins à coups de poing de pierre de tout ce qui me tomberait sous la main, histoire d’en finir avec le désir torturant que j’avais d’elle depuis le début11

On notera que la violence est mue par le désir sexuel éprouvé par Thadée pour Anouk [une surfeuse rencontrée à la Réunion] et par le fait que cette dernière ait refusé ses avances et qu’elle se soit défendue contre sa tentative de viol, on signalera également le fait que son désir n’est pas de la violer, mais de la mutiler également, prenant pour cible ses seins – objet de désir pour lui. Dès ce fragment, le troisième du roman, sont tracés les contours de ce personnage de Thadée qui ne supporte pas qu’on lui résiste ou qu’on se refuse, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une femme.

et masculinité subalterne

De l’autre côté, le frère cadet, Zachée, lui dans et par les récits incarnera plutôt une masculinité subalterne, en effet si Thadée est considéré, par sa mère, comme appartenant à une « race supérieure » et est qualifié de « lion », il n’en est pas de même pour le frère cadet, en témoigne le surnom que lui donnent ses parents : « Petit, il était toujours pendu à mes jupes, toujours en train de se lover dans mes bras et de me couvrir de baisers. Avec son père, on l’appelait l’arapède12. Il a changé, mais il reste le plus affectueux de nos trois enfants. Je lui rends ses baisers. »13 Ainsi la forme de masculinité de Zachée ne correspond pas la forme de masculinité légitimée socialement, le fait que Zachée soit plus affectueux, ne fait pas de lui un « lion », animal positif dans l’imaginaire collectif, mais un autre, plus négatif dirons-nous, le mollusque. L’image du mollusque, dans la perspective de la forme de masculinité hégémonique prônée aujourd’hui n’est par ailleurs par anodine, en effet, le mollusque est invertébré, au corps mou, s’opposant de fait à la forme de masculinité légitimée, l’homme, selon le stéréotype, se devant d’être « dur », à la fois au sens propre, mais également métaphoriquement « dur », ne laissant pas place à l’expression de ses sentiments, notamment, afin d’être performant et de remplir ses objectifs. Cette vision de Zachée est par ailleurs partagée par le père, Jérôme : « Zachée a toujours été un moulin à paroles, autant Thadée a toujours alterné phases volubiles et périodes de mutisme. »14 On notera, dans cet extrait, que la loquacité de Zachée est soulignée de manière négative au travers d’une locution péjorative, quand les phases loquaces de l’aîné sont qualifiées par un terme recherché. Par son caractère, la masculinité de Zachée ne correspond pas à la masculinité légitimée socialement, la masculinité telle que se la représentent les parents.

De la même manière que pour Thadée, la forme de masculinité est également jugée du point de vue du partenaire amoureux, si Jasmine, la petite amie de Thadée, a les faveurs de la mère, celle de Zachée, Cindy, est loin de les avoir : cette dernière étant décrite, par Mylène, comme ne faisant partie « ni de celles qu’on remarque ni de celles dont on se souvient »15 ; face au fait que Cindy ne s’exprime que rarement, Mylène conclut : « [elle] ne parle pas, c’est sans doute qu’elle n’a rien à dire, vu que son intellect est à l’image de son physique : médiocre. »16 À la manière de son fils aîné, nous retrouvons les mêmes jugements physiques, correspondant à des canons de beauté – masculine ou féminine – établis socialement ; on remarquera également le jugement genré, vis-à-vis de la parole, en effet, si le fait d’être taiseux est valorisé du point de vue des hommes, le manque de loquacité est perçu comme négatif chez les femmes. La forme de masculinité de Zachée est également jugée à l’aulne de ses pratiques sexuelles, en effet lorsque Mylène, sa mère, assiste par inadvertance aux ébats sexuels de son fils avec sa petite-amie ; exprimant ainsi son point de vue sur la sexualité :

Je ne sais pas ce qui m’insupporte le plus, d’ailleurs, entre ce plaisir volé, indu, et l’attitude de Zach, gisant sur le sable mouillé comme si Cindy l’avait terrassé, comme s’il s’offrait complaisamment à sa Messaline. Car Cindy s’avère être une vraie salope…17

La manière dont la mère appréhende la question du sexe est assez intéressante, ce dernier semble être avant tout une lutte, un combat ; avec un « vainqueur » et un « perdant », le rapport sexuel étant considéré avant tout sous l’angle de la domination – point de vue correspondant à celui de Thadée et de la forme de masculinité hissée, dans notre contexte social et politique, au rang de masculinité hégémonique. Du point de vue de la mère, qui ne fait que répercuter une doxa relative aux pratiques sexuelles, le que Zachée ne soit pas la personne au-dessus durant l’acte, que Zachée ne soit pas actif, qu’il soit « terrassé », l’ensemble de ces éléments ne correspond pas à la masculinité hissée au rang de modèle, car comme le veut l’expression usitée, l’homme prend la femme, ainsi la forme de masculinité incarnée par Zachée est délégitimée. De la même manière, le fait que Cindy prenne en charge les (d)ébats fait d’elle une « salope », la forme de féminité de cette dernière ne correspond pas au modèle de féminité socialement légitimé.

Comme on a pu le voir durant cette brève et succincte analyse — qu’on aurait pu poursuivre assez longuement tant les exemples abondent en ce sens – par l’entremise de cette famille bourgeoise et de ces deux frères, ce sont bien les constructions de genre qui se trouvent au cœur du propos du bouquin, et plus généralement la manière dont le pouvoir (politique et économique) influence ces constructions de genre (au travers des questions de performance, de compétition et de travail)… et tout ça, essentiellement dans et par des techniques proprement littéraires, voire narratives, à partir de là, j’en suis venu à m’interroger sur la réception du bouquin, est-ce que les enjeux dont j’ai esquissé la teneur ont été perçus par les lecteur·ice·s ?

On tentera de répondre à cette question dans un prochain papier…

Résumé de Les garçons de l’été

Thadée et Zachée Chastaing deux frères issus d’une famille petite bourgeoise biarrote, ayant été élevé à la fois dans un culte de la concurrence par leur père et dans l’adoration de leur mère, adoration plus aiguë envers le frère aîné, Thadée. Ces deux frères, ayant effectué tous deux une brillante scolarité, nous dit-on, deviendront dès leur adolescence passionnés par le surf, sport pour lequel ils ne cesseront de se passionner au fil des ans. Mais c’est à l’âge de vingt ans que le parcours de Thadée, se trouve infléchi, subissant un accident de surf, ce dernier est amputé d’une jambe. À partir de cet évènement tragique, c’est tout l’équilibre familial qui se trouve mis en danger ; en effet, de par son milieu social et son éducation, Thadée considère qu’il ne pourra retrouver sa vie d’avant, celle où il bénéficiait de tous les avantages sociaux découlant de sa correspondance avec le modèle d’une « masculinité hégémonique ». Ainsi à l’occasion d’une sortie en mer en compagnie de son frère, lors de laquelle il tente – sans succès – pour la première fois de surfer depuis son accident, jaloux de la capacité de son petit frère Zachée de surfer, mais également des progrès de ce dernier en la matière, il l’assassine en le noyant.

Cindy, petite amie du frère assassiné, mène alors l’enquête soupçonnant dès le départ Thadée. Soucieux, ce dernier quitte le domicile familial, ayant pour projet de trouver refuge au sein de différents squats et autres Z.A.D [Zones à défendre] ; suite à ce départ, la famille découvre que le parcours brillant de Thadée n’était qu’une supercherie, ce dernier ayant, depuis le lycée, falsifié l’ensemble bulletins de notes. Cindy, ne parvenant pas à obtenir de preuves suffisantes pour accuser Thadée du meurtre de Zachée et doutant de la probité de la justice, elle décide de le retrouver et de lui infliger comme vengeance une marque sur le front.

Au sein de la famille Chastaing, la mère sombre dans la folie jusqu’à se retrouver internée en hôpital psychiatrique ; quant au père, il quitte le domicile s’installant avec sa maîtresse, ne revenant occasionnellement que pour s’occuper de sa fille, Ysé, qui doit essentiellement se débrouiller seule. Cette dernière se trouvant harcelée par une mystérieuse présence nocturne qu’elle surnomme le clown, présence qui se révélera être Thadée qui n’ayant pu survivre seul, rôdait autour de la maison et vivait dans le jardin. Le tenant en joue, Ysé décide de ne pas tuer son frère, mais lui demande de ne plus jamais revenir à la maison.

1Pseudo’ de Emmanuelle Bamayack-Tam

2Allant de deux pages pour le plus court à 74 pour le plus long.

3 Je reprends ici la définition de Mikhaïl Bakhtine au sujet de la polyphonie narrative, elle consiste en ce que « Le mot (= le discours) du héros sur lui-même est aussi valable et entièrement signifiant que l’est généralement le (= le discours) de l’auteur » Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p.33.

4Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, p.82.

5Idem.

6Idem.

7« Non contente d’être physiquement sublime, Jasmine est aussi une étudiante brillante, aux dires de Thadée. Fille de médecin, elle suit les traces de son père et est dans la même fac que Zachée, à Bordeaux. » Ibid, p.29.

8Il est utile de rappeler que par analogie le terme requin désigne une « personne cupide et impitoyable en affaires »[Centre de Ressources Textuelles et Lexicales] ou extension dans le monde de l’entreprise.

9Ibid, p.239.

10Deuxième fragment dans lequel Thadée prend charge le récit.

11Rebecca Lighieri, Les garçons de l’été, op.cit, p.22.

12« Nom commun des mollusques comestibles du genre patelle, qui vivent accrochés aux rochers sur les côtes de Provence. » « Arapède », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, url : https://www.cnrtl.fr/definition/arap%C3%A8de

13Rebecca Lighieri, Les garçons de l’été, op.cit, p.79.

14Ibid, p.

15Ibid, p.33.

16Idem.

17Ibid, p.49.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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