Il suffit d’écrire ou de lire « gare de banlieue » pour y voir gris, un tableau monochrome, du ciel jusqu’aux voies sans oublier les bâtiments à l’entour et les rats qui traînent par là ; du gris. 17 heures, ça s’amasse autour des quais, on s’y poste, on se nourrit de leurs voix, elles et eux qui ont effectué le chemin inverse huit ou neuf heures plus tôt, ayant alors quitté, sans tarder, et le pas pressé, ces mêmes quais. De retour, on reste là dans l’attente du train prochain. Ce temps singulier du transport, on n’est pas simplement trasporté·es d’un espace à un autre, c’est sa manière d’être même qui en est altérée, on est transporté·es le temps de ce mouvement statique ; assis·es sur quelque banquette ou debout accroché·es aux rambardes et barres de maintien. S’éloignant de cet espace que l’on nomme communément, parfois affectueusement, le « chez soi » en direction du lieu où, jour après jour, on l’on vend son temps et son énergie, c’est une toute autre manière d’être qui émerge alors, un nous-même différent, un rôle que l’on s’est constitué et que l’on interprète, il ne cessera de s’épaissir à mesure que l’on se rapprochera – spatialement et temporellement – du début effectif du travail. À l’aller, reposé·e – plus ou moins – ayant regagné la force dépensée la veille en vue d’effectuer les tâches que nous assigne le bout de papier que nous étions contraint·es signé, prêt·e à reprendre le cycle à nouveau, on pourrait alors se demander, cet interstice du transport que représente-t-il ?
Il ne fait certainement pas partie du temps de repos ; on a déjà revêtu le masque (de caractère) du travail, on n’est plus soi, un·e agent·e parmi d’autres, interchangeable, ce n’est pas pour autant du temps de travail effectif, aucune rémunération ne vient (ré)compenser ces minutes et ces heures accumulées, agglomérées. Le transport, pourtant, nécessaire à l’effectuation de sa tâche. On tente, comme ça, de l’occuper comme on peut, faire diversion rapport à ce qui va suivre, casque rivé aux oreilles, les yeux aimantés à l’écran, on suit distraitement les lignes d’un livre ; à première vue, si l’on s’en tient à la première impression, c’est pour soi, mais sorti·es des conditions du travail, si l’on n’était pas travailleuse ou travailleur, aurait-on choisi d’écouter, de lire ou de regarder ces productions-là ? Les diversions, elles fonctionnent plus ou moins, du temps perdu, au fond on sait ce qui nous attend au bout du tunnel.
La question du retour est à peu de choses près la même, on a quitté son lieu de travail, on est vidé·es, lessivé·es ou dans un état qui nous rend incapables de focaliser ou même de diriger notre attention et notre temps vers autre chose ; seul·e ou accompagné·e par quelques collègues qui vous suivent ou que vous accompagnez par cordialité – pas se quitter comme ça, de manière abrupte, alors que l’on sait toutes et tous qu’on prendra le même chemin. On y est alors, le temps de ce transport (une partie du moins) on y est, toujours immergé·es dans ce rôle social que l’on affecte la journée durant. Pas payé, lui aussi, ce temps du retour.
Ce gris de la gare à 17 heures, on le sent l’apaisement, le soulagement de la journée achevée. Les activités qui s’en suivront, pas si libres que l’on croit, suscitées le plus souvent par la journée écoulée et le désir d’oubli. S’ouvrirait alors la question du temps libre, le mythe du temps libre, ce que nous y faisons, n’est-il pas conditionné par la centralité de ce temps dépensé malgré soi ?