Toute la semaine consacrée aux épreuves, lecture sur papier de Marche-frontière avec la magnifique couv’ – signée Roxane Lecomte – soucis de ces détails qui recoupent le roman ; et les tournesols, et la souris, et les mégots répandus à terre, et ces pieds, le tout subtilement agencé. Relire (encore) ce texte dont je connais désormais le moindre détour, la moindre ponctuation. Étrange comme certains passages sont rehaussés par le papier. À leur lecture, sur écran, pas convaincu, mais dans et par le passage à l’imprimé on l’est un peu plus.

Est-ce le support ?

Dans quelle mesure cet objet-livre a-t-il influencé ma réception ? Réception masochiste qui me fait considérer tout ce que j’écris comme inopérant. Bref, feuilleter les pages, voir ce que l’on a écrit à l’écran, au jour le jour, de terrasse en terrasse de café. Souvenir du moment où ça a commencé, ce texte – qui ne s’intitulait alors pas Marche-frontière, temps où je ne disposais pas (encore) de ce que l’on appelle un chez soi, un espace à soi où l’on peut s’attabler et jouer du clavier. Autre question qui me vient, le début, est-ce vraiment le moment où l’on a commencé à écrire ? N’est-ce pas bien avant, dans et par ce que certain·es nomment le « vécu » ?

Toujours particulier, l’écriture d’un texte long, et qui vous suit comme ça sur plusieurs années. Au fil des versions, des écritures et des remaniements, on peut, comme ça, sentir sa manière muer, changer, évoluer, me rappelle encore des premiers mots pianotés, des premières pages écrites… Ça remonte, 5 ans, à l’époque où j’occupais une turne en colocation du côté de Pantin – pas d’espace ou si peu pour écrire. Ça se situait dans cette avenue qui pile marquait la frontière entre Pantin et Aubervilliers, station Quatre Chemins pour celles et ceux qui connaîtraient.

L’idée de départ – oserai-je parler d’intention ? – était simple. Tout fraîchement sorti de l’une des expériences les plus traumatisantes de mon existence ; cette vie sans-papiers – il y en avait pourtant eues avant, des expériences traumatiques ; pas les premières et encore mois les dernières. Ne me doutant pas alors que celles qui suivront se retrouveraient dans le livre que j’écrivais encore.

Il s’agissait de raconter cette vie, cette existence, la clandestinité qui en découle. Pas un témoignage, relevé ponctuel de ce qui m’est arrivé ; aller au-delà, par-delà l’histoire personnelle. Tenter, dans et par l’écriture, de restituer non pas le récit ou la vie, mais la condition d’immigré clandestin*.

L’errance qui avait longtemps fondé ma manière, pas tant l’angoisse et la peur (malgré leur omniprésence) plutôt ce sentiment de vide, rien de « solide » à quoi s’arrimer. De ce point de vue, l’objectif initial a très peu changé, depuis les premiers mots esquissés, il y a cinq ans, jusqu’à cette lecture finale. Amusement d’avoir restitué mon expérience de sans-papier en usant si peu d’épisodes réels, issus de ma « vraie » biographie. Seule la coïncidence des lieux et des espaces subsiste, sorte de triade : Avignon, Villedieu (Villededieu dans le texte) et l’Île de France. À y réfléchir, j’aurais peut-être dû mettre en épigraphe la phrase fameuse de Rousseau ; dire vrai en mentant (je cite de mémoire). Finalement, non. Trop convenu, Rousseau.

À la relecture, ce qui frappe aussi c’est la manière dont se sont agrégés au fil du texte, différents « moi », ça change, un texte au long cours, sa manière d’être.

Depuis cette époque où j’avais apposé les premiers mots dans un café du XIXème arrondissement, rue de Flandres, jusqu’à aujourd’hui, sont venues se surajouter des lectures, des manières d’envisager le monde qui ont infusé dans le texte. Des lectures avec lesquelles il a fallu jongler, tout harmoniser. À cette époque reculée, non tant du point de vue du temps que des lectures, Edward Saïd, Fanon, et Memmi (entre autres) n’étaient que des noms vagues pour moi. Claude Simon, j’en connaissais vaguement l’écriture, ignorant tout de l’impact qu’elle aurait sur la mienne. Beckett était déjà-là, Molloy, Malone meurt, Murphy, La dernière bande, mais surtout Premier amour**. Un passage, en particulier, dans ce Premier amour, où le narrateur, rencontrant une femme se prénommant Lulu, a cette réflexion (je cite encore une fois de mémoire) :

- elle disait s’appeler Lulu, mais ne parlant pas français tous deux nous disions loulou…

Cet idiot, mais je m’étais fait la réflexion, moi, algérien, écrivant (essentiellement) en français et ayant décrit en français un pays où le français n’est pas la langue la plus partagée, pourquoi ne pas avoir eu ce recul à la Beckett ? Cette manière de fracasser le « quatrième mur » linguistique ? Et pourquoi aucun·e écrivain·e « d’expression française » (à ma connaissance) n’a-t-iel pas eu ce recul ? N’est pas Beckett qui veut, m’étais-je dis alors ; à raison. Ou peut-être, sans pour autant remettre en cause non pas le « génie »,de Beckett, mais sa singularité, peut-être est-ce dû au rapport à la langue française, elle ne constitue pas pour lui une langue de domination, d’où peut-être ce recul « détendu » que nombre d’écrivain·es d’expression française issu·es des ex-colonies ne peuvent disposer. Voici un des apports, je crois, qui m’est venu des lectures de Saïd, Fanon, Memmi, Boulbina, Mbembe (auxquels j’ajouterai Pascale Casanova).

Vint ensuite, plus récemment, une sensibilité certaine quant aux questions de genre, ça s’est traduit, notamment, par une attention vis-à-vis de la représentation des personnages féminins. Et là, paradoxalement, il me faudrait remonter plus loin, aux dernières semaines avant la publication d’Orance, alors que je travaillais de manière (difficile, errant à ce moment-là entre Paris et Lyon) on m’avait parlé d’un test que j’avais trouvé idiot, au premier abord, le fameux « test de Bechdel ». Cela ne m’a pas empêché, par curiosité, d’appliquer ce « test » sur Orance. Ça m’avait amené à modifier pas mal de pages, notamment, en toute fin, lorsque le narrateur lisant le journal de Lily, ne trouve aucune mention de lui, se disant déçu de cela. Depuis, au fil des lectures – Beauvoir, Wittig, Leduc, Butler et (dans une moindre mesure) Federeci – ça s’est épaissi, même s’il y a (dans et par l’écriture et les lectures) encore beaucoup de chemin à faire.

Et c’est peut être un peu ça le pari, agréger et agglomérer l’ensemble de ces lectures littéraires et (lançons le mot : ) politiques*** dans et par l’écriture.

Me rappelle de cette réflexion de Georges Perec qui disait envisager son écriture comme une pièce de puzzle qui viendrait se mettre entre plusieurs écrivains (il n’a cité que des hommes) qui l’avaient marqué. On retrouvait (entre autres) Melville, Verne et Roussel. Cette histoire de puzzle scriptural m’avait marqué alors. J’avais dû entendre ça alors que j’écrivais Orance ; en une phrase ça recoupait ce que je tentais de faire, avec d’autres écrivains – à l’époque mes références étaient exclusivement masculines. Depuis, ça n’a pas changé, mais on pourrait dire que la palette des pièces s’est enrichie, variée, non plus simplement des écrivain·es de romans, de fictions, de récits ou des poètes·ses ; j’y ai joint, des écrivain·es considéré·es (à tort) comme ne relevant pas de la littérature tout en restant toujours dans le champ de l’écriture et du roman – et c’est sûrement là le paradoxe, la tension.

* Pas d’inclusif ici car cette cette condition d’immigré clandestin, elle ne peut être vécue de la même manière selon le genre que l’on s’est défini ou dans et par lequel on se reconnaît.
** Je cite dans la chronologie de mes lectures.
*** Il faudrait ajouter à cela les apports de l’antispécisme, de la critique du « travail »…etc.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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