Pas eu trop le temps, cette semaine, pour le journal. Le premier mois de litteralutte v2 à boucler [1]. Et au milieu de cette activité, comme une sorte de répit, s’arrêter par intermittence du côté des réseaux. Forcément, j’ai pas échappé pas au sujet qu’on reprend depuis quelques jours au sein du champ littéraire : Gallimard qui refuse désormais de recevoir les manuscrits, ou plutôt les tapuscrits, je devrais écrire pour être plus précis, mais aussi pour refléter l’un des arguments les plus bêtes face à cet arrêt.

Disposant de combinateurs [2], l’écriture est devenue plus accessible pour « la plèbe » donc pauvre Gallimard se retrouve noyé par les tapuscrits.

L’association est venu d’un coup, Gallimard et Chalençon [3], même combat. Privilèges de classe, leur pouvoir était déjà-là, ça ne fait que s’accentuer et ne fait que gonfler et leur morgue d’autant plus. À abattre, rien à dire de plus.

Pour revenir au sujet que je traitais, avant que je m’embourbe dans ce parallèle hasardeux, ce qui a attiré mon attention et mon intérêt dans cette histoire autour de Gallimard, ce n’est pas tant cette décision qui n’a, pour moi, aucune importance, au fond. Le traitement qui est fait de ces tap(man)uscrits, et la mythologie qu’ils entretiennent [4] étant plus nocives qu’autre chose. Je crois qu’il est plus intéressant, en revanche, de s’attarder sur l’onde provoquée, aux réactions que ça a suscité.

François Bon, comme à son habitude, s’est fendu d’un post caustique, cocasse et qui vise juste. Un autre post a attiré mon attention, plus mainstream, émanant d’un éditeur qui rend compte d’une expérience passée au sein d’« une maison d’édition de taille moyenne, bien installée dans le paysage [littéraire] », il raconte comment il recevait ces tap(man)uscrits, qui, le plus souvent, relataient des expériences traumatiques, des évènements ayant marqué les autrices et les auteurs de ces tapuscrits.

Le témoignage de cet éditeur et les réactions qu’il a suscité sont intéressants de plusieurs point de vue, nous ne sommes pas dans les hautes sphères éditoriales où les propos sont indigents et ne prêtent à aucune analyse ou commentaire hormis la bêtise crasses de celles et ceux qui les énoncent. À une échelle plus modeste, on décèle de la franchise, dénuée de malveillance, un contexte plus propice non pas au débat, mais à l’échange.

Un échange, personnel. C’est un peu le régime que j’entends avoir ici, et c’est pour cette raison que j’anonymise ce qui a été dit/écrit pour que l’on ne s’arrête pas aux personnes, aux individus qui énoncent cela, ce n’est pas le but. Il s’agira avant tout de déceler dans et par les discours une certaine représentation (dominante) de la littérature et, peut-être plus important, la manière dont, au sein, du champ littéraire valorisé symboliquement [5] on représente celles et ceux qui son en-dehors.

Sur l’ensemble de ce témoignage, touchant et nimbé de la vérité de l’expérience éprouvée, je retiendrai quelques extraits non pour incriminer et accuser, mais parce que ces extraits me semblent recouper ce décalage cet écart qui existe entre ceux et celles qui sont dans le champ littéraire et les autres qui sont en-dehors.

Évoquant donc les manuscrits qu’il recevait et leur contenu :

« Parce que l’événement exceptionnel, la prise de conscience unique [chez celles et ceux qui envoyaient les tapuscrits] ne l’étaient pas, et que chaque jour venait grossir la pile de ces œuvres qui venaient dire « regardez à quel point je suis spécial » et chaque jour, je ne pouvais que constater à quel point ces gens spéciaux ne l’étaient pas. »

Ce « regardez à quel point je suis spécial » est central, et répond à la manière dont le champ éditorial dominant [6] présente et promeut la littérature, toujours et encore par l’entremise de l’auteur et de l’autrice, de la soit-disant « singularité » d’une expérience, d’un vécu. Et c’est d’autant plus perceptible au sein des médias grands-publics traitant de littérature, chaque livre est présenté et discuté dans et par le prisme de l’expérience vécue par son autrice ou auteur. La littérature est un domaine comme un autre, affecté lui aussi par les logiques individualisantes du capitalisme, de sa publicité et de son marketing – combien de publicité promouvant tel ou tel produit standardisé et reproduit à grande échelle dans et par lequel on deviendrait unique ? Quoi de plus normal que de voir celles et ceux qui écrivent reproduire ces logiques à leur échelle, présentant et tentant de vendre leur « production » sous cet angle ?

« Il serait facile de se moquer, de renvoyer les aspirants auteurs à leur vanité. Mais la plupart du temps, ce n’était même pas ça. À certains, on aurait aimé dire d’aller voir un psy, qu’ils avaient besoin de parler, voire même d’écrire, mais pas de publier. »

Tout d’abord on peut s’arrêter sur « aspirants auteurs [autrices] » comme si le statut d’« auteur » ne serait réservé qu’à celles et ceux publiant dans une optique commerciale, voire artistique (on peut être l’auteur ou l’autrice d’un document ne relevant pas du champ artistique), dans un second temps on peut s’interroger sur la question de la « vanité » par rapport à un système qui est construit et s’est construit sur la « vanité » des artistes et des écrivain·es. Ces dernières et ces derniers n’étant interrogé·es que du point de vue de leurs biographies et de leurs expériences dites singulières – nous avons déjà abordé ce point.

La violence de classe [7] se fait crue quand il renvoie ces autrices et auteurs à la parole – avec des proches ou un·e psy…chiatre ? chologue ? chanalyste ? Les excluant d’abord du champ de l’écriture, pour ensuite les y ramener [8], opérant une distinction entre écrire et publier. Là encore, se pose un autre problème, qu’est-ce que « publier » ? Rendre publique. Dans son acception la plus commune, publier renvoie à la publication dans le champ éditorial commercial. Voire dans certains milieux, publier, c’est faire paraître un livre au sein des structures éditoriales les plus médiatisées. L’énonciateur ne s’attarde pas sur la polysémie du verbe « publier », particulièrement depuis l’avènement du numérique et d’internet, publier a recouvert une multiplicité de sens, la publication dans le sens commercial du terme, en vue que son écrit soit marchandise, n’étant qu’une modalité (minoritaire) de ce qu’est l’acte de publier : « rendre public ».

L’ensemble de ces réflexions recoupe, de mon point de vue, quelques questionnements, qu’est-ce qu’écrire [9] ? qu’est-ce que publier dans son sens le plus commun ? Deux questions qui se trouvent être le plus souvent absorbées par l’organisation sociale marchande dans laquelle nous nous trouvons [10]. Écrire pour être lu, certes. Mais quelle valeur (symbolique) donne-t-on à un auteur ou une autrice qui ne se trouverait pas dans le circuit de l’écriture marchande ? [11] Cette valeur vient de cette abstraction même que l’on nomme l’argent. Si l’on consent à mettre de l’agent sur les écrits de celle-la ou celui-ci, c’est que ses écrits (de manière générale) peuvent être monnayés, ils acquièrent alors de l’intérêt et donc disposent de la valeur. On pourrait même prendre la chose à l’envers, le passage de certain·es auteurices de la publication numérique à la publication papier. L’investissement est consenti par une structure éditoriale car la valeur attentionnelle (les likes, les vues, les commentaires et les partages) captée sur les réseaux peut potentiellement être convertie en valeur argent. Je ne crois pas qu’il puisse exister de valeur intrinsèque, le tout c’est de repérer les circuits de construction de la valeur.

C’est quoi la valeur, dans le champ littéraire ?

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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