Un mot par ligne, quasiment. Crayon – plus aiguisé que taillé – entourer le mot. Clavier, contrôle + espace – combinaison de touches programmée pour basculer de l’arabe au français (et vice versa) – tapotements, dictionnaire المعاني [Almaany], retranscrire la mot entouré quelques secondes auparavant. Entrée. Faire défiler la fiche, les sens multiples, relire la phrase, peser la définition qui colle le mieux au contexte, oui, ça doit être ça. Reprendre le crayon. La mine du crayon s’effrite au contact du grain de la feuille, ça frotte et laisse échapper quelques grains grisâtres, la pointe – désormais élimée – part de ce cercle qui enserre le mot et traîne à sa suite une ligne, plus ou moins droite, au bout de laquelle on retranscrit la définition qui nous a semblé le mieux coller au sens général de la phrase qu’on relit, cette lecture qu’on poursuit, paisiblement, jusqu’au prochain obstacle lexical.
Ainsi ai-je commencé la lecture de القاهرة الجديدة [La Caire nouvelle de نجيب محفوظ [Naguib Mahfouz].
Pourquoi cet auteur-là et pas un·e autre ? Et pourquoi ce roman-ci ; ni le plus (re)connu, ni le plus commenté ?
Quelques mois auparavant, face à l’amoncellement livresque de la librairie l’orient – pas loin de Jussieu –, [Naguib Mahfouz] fut le premier nom à cocher dans ma liste – succincte – peut-être à cause – grâce ? – à ma mère aux yeux de laquelle il constituait une référence incontournable, ou, plus récemment, ce clochard céleste dont j’avais croisé les pas à d’innombrables reprises. C’était du temps de ma vie avignonnaise, cet égyptien répondant au nom de Samir – aujourd’hui disparu – qui s’installait à ma table, commandait son café quotidien que je payais systématiquement parce qu’entre compères d’errance on sait que la terrasse et le café sont pour nous des produits de première nécessité. Il n’avait plus toute sa tête le Samir, par contre sa langue – arabe – il en disposait encore et de manière tout à fait prodigieuse malgré les décennies écoulées en France, cet arabe littéraire dans et par lequel il m’apprenait – sans rire – qu’il était le descendant des Pharaons, basculant – comme si de rien – sur sa vie actuelle, à la rue, sans le sou, coïncidant avec le moment où le serveur se ramenait, une fois son café payé – de ma poche donc–, il me demandait ce que je faisais-là, sur cette terrasse, ne pouvant retenir (d’un jour à l’autre) le fait que je me posais ainsi chaque matin pour écrire, et invariablement le sujet de l’écriture (de la littérature) faisait affluer dans sa langue singulière le nom de Mahfouz. Il en avait lu pas mal de ses romans – à ce qu’il disait – القاهرة الجديدة [La Caire nouvelle] constituant selon ses dires, une entrée pertinente. D’où mon choix – bien des années plus tard – du côté de la librairie l’orient.
S’il l’avait eu entre les mains, ce livre, s’il en avait ne serait-ce que parcouru les premières pages, ou l’avait plus simplement feuilleté, s’attardant sur quelques paragraphes, sentant alors monter l’intérêt, lisant en diagonal, puis – la portée des phrase s’intensifiant – il aurait alors repris depuis le début, depuis la première page… Ça aurait suffit pour qu’un des innombrables « moi » algériens n’abandonne pas la langue arabe, le « moi » actuel s’en serait alors trouvé modifié, disposant sûrement d’une bien meilleure maîtrise de l’arabe, peut-être même que je n’aurais alors pas uniquement écrit en français, bref.
La supposition – ou l’hypothèse – s’appliquerait de même à l’ensemble des algérien·nes si ce roman – ou quelque autre constituant, comme celui-ci, un intérêt dans et par la résonance qu’il porte avec l’existence de millions d’adolescent·es et de jeunes – si ce roman avait pu par hasard – ou plus probablement par l’entremise d’une famille disposant d’un certain capital culturel et intellectuel – ou que ce livre (rêvons, fantasmons) se fut retrouvé dans le parcours scolaire des algérien·nes…
C’est un peu dans cet état d’esprit que j’ai lu القاهرة الجديدة [La Caire nouvelle] ; (retro)projection sur l’espace et le temps, un peu comme lorsqu’on pense à quelque amour de jeunesse ou d’adolescence avorté. Une poignée de secondes on y est dans la peau de ce·tte gamin·e que nous fûmes tout nimbé·e de naïveté où les évènements les plus anodins prennent une tournure dramatique. Je me le représente cet étudiant ou lycéen – voire collégien – algérien que je fus, quelle aurait été sa… jubilation à la lecture… Ce que j’avais recherché de manière tâtonnante en ces époques reculées, biaisant, passant par le français, par les romans sud-américains, bah ça se trouvait – du moins en partie – enveloppé dans un roman arabe, mais il aurait fallu alors le lire dans sa langue originale et non pas dans l’une de ces traductions qui vous font immédiatement lâcher les pages. Non pas rapport à la qualité de telle ou telle traduction, c’est d’identification qu’il s’agit avant tout.
Une histoire – à elle seule – ne suffit pas à créer ce lien particulier entre les mots lus et nos existences. Dans ce cas, d’une langue à une autre, c’est d’autant plus perceptible. La lecture – en langue arabe donc – de ce roman , n’a fait qu’enforcir ma conviction en la caducité de la distinction forme et fond. Ces situations si particulières aux organisations sociales d’Afrique du nord que j’ai vécu, leur retranscription au travers de romans en français m’a toujours semblé fade, ne parvenant qu’à les approcher sans jamais réellement toucher leur réalité. Transmises par le biais de la langue arabe, elles gagnent en efficience et en ampleur, l’écrit se trouvant tissé dans et par les mots de la réalité de ces situations. En français, on n’écrit pas tout à fait pour celles et ceux qui les ont éprouvé, ni totalement pour soi-même, ce « moi » algérien – dans mon cas personnel. Il y a un tout autre public, un public parasite, dans le sens où il parasite ce lien que l’on veut tisser en écrivant, et parasitant dans le même mouvement le lien – privilégié – qui peut se constituer entre un public particulier et ce que l’on a écrit. Écrivant en français, c’est un tout autre code que l’on sollicite, il faut alors biaiser, ruser, expliquer, expliciter, là où, en arabe, le code est la réalité de ces situations puisqu’elles se font dans ce code-la, justement.