Nombre d’historiens se sont intéressés à l’activité littéraire et poétique, au XIXe siècle, des ouvriers et des paysans ; la poésie représentant une part importante de cette production littéraire, advenue notamment au sein des cercles saint-simoniens. Cette production poétique connaît son apogée entre 1830 et 1848 – son influence se fera plus mineure lors de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à presque disparaître au début du XXe siècle – s’inspirant à la fois de la poésie romantique et de la poésie classique ; Victor Hugo et Jean de La Fontaine représentant des modèles, elle ne traitera pas forcément, dans sa globalité, de la question du travail. L’évocation de cette question, dans le cadre de cette poésie ouvrière, s’établira selon différentes modalités ; à la fois comme dénonciation des conditions de travail, glorification de la classe ouvrière, mais également – et peut-être paradoxalement – du travail lui-même.

Les historiens (et philosophes) qui se sont intéressés à la question de la poésie ouvrière ou la poésie écrite par des individus appartenant à la classe ouvrière divergent sur la façon d’interpréter ce phénomène. Tout d’abord ceux [Michel Ragon, Edmond Thomas, René Garguilo1] pour qui l’intérêt de la poésie ouvrière réside avant tout dans la fonction sociale de cette poésie et des thèmes abordés par cette poésie – et plus généralement cette littérature. Ainsi Michel Ragon, au travers de son ouvrage, Histoire de la littérature prolétarienne en France [1974, Hachette], a d’abord et avant tout appréhendé ces poètes-ouvriers sous le prisme du travail, les considérant avant tout comme travailleurs. Il s’est attaché à tracer une histoire d’une littérature « émanant d’autodidactes nés dans le peuple et ayant eu une formation de travailleurs manuels » afin de « montrer le visage authentique du peuple » fondant le choix des œuvres, des poètes et des écrivains cités non pas tant sur « la valeur artistique », mais sur « leur témoignage direct, irremplaçable, de leur message social »2 . La perspective de Michel Ragon n’est pas sans poser problème, avant tout méthodologique : on pourrait se poser la question : qu’est-ce que le peuple ? Et quel serait son visage soi-disant authentique ? Ajoutons à cela la vision essentiellement utilitariste qui est faite de la littérature – et par extension de la poésie.

Parmi les chercheurs s’étant intéressés à la littérature ouvrière, on trouve également Jacques Rancière pour qui cette poésie ouvrière est marginale au mouvement ouvrier lui-même ; les poètes, écrivains ou philosophes ouvriers étant marginaux au sein même de leur classe, le mouvement ouvrier ne faisant appel à eux que de façon intermittente pour les représenter3. En effet, le poète ouvrier ne partage pas les foyers de la culture des ouvriers (chansons de métier, refrains bachiques… etc.) L’écriture, selon Rancière, pour ces poètes est surtout une manière de dépasser en acte, par l’acte de l’écriture en arrachant ce temps à celui de la production, l’opposition mythologique entre le travail manuel et le travail intellectuel ; contrecarrer, en somme, la division sociale du travail. Dans le prolongement – chronologique – du portrait tracé par Jacques Rancière de cette poésie-ouvrière, Guy Rosa, Sophie Trzepizur et Alain Vaillant, partent d’une habile redéfinition de la littérature populaire considérée comme « la production marginale qui échappe à l’institution et, en particulier, dans la poésie », car « l’édition commerciale [se trouve] soumise à la double contrainte de la rentabilité économique et de la reconnaissance culturelle »4 ; au travers de cette étude bibliométrique, Guy Rosa, Sophie Trzepizur et Alain Vaillant établissent une distinction entre poètes institués et poètes non-institués5, distinction tout à fait pertinente dans la mesure où elle permet de circonscrire deux pratiques poétiques ; d’un côté une poésie reconnue par les institutions de son temps, publiée essentiellement dans l’édition parisienne, au sein de laquelle officient les poètes reconnus socialement comme tel, de l’autre les poètes qui ne disposent de la reconnaissance extrinsèque – opérée par le truchement des institutions – et qui publient, pour la plupart, hors du milieu de l’édition parisienne – soit au travers de la publication à compte d’auteur ou au travers d’éditeurs régionaux. Cette poésie non-instituée – écrite par des non-professionnels pouvant être ouvriers, avocats ou appartenant à la bourgeoisie6 – ne recoupe pas la poésie prise dans les logiques de concurrence induite par l’autonomisation de l’écriture poétique et découle, notamment, de la nouvelle division sociale du travail et de l’avènement du marché du livre en tant que tel.

Même si les approches présentées plus haut sont tout à fait pertinentes, il nous semble qu’elles ne tiennent pas compte d’un enjeu majeur quant au traitement de la constitution de cette catégorie de littérature ouvrière, à savoir sa concomitance avec l’avènement du concept de « travail » tel que forgé dans et par une organisation sociale et politique proprement capitaliste. Et c’est bien à cette investigation que nous consacrerons notre prochain papier sur le Journal de littérature.

1 Trois figures ayant opéré une extension du concept de « littérature prolétarienne » forgé par Henry Poulaille.

2 Michel Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Paris, Albin Michel, 2012 [1974], p.19.

3 Voir Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 2017 [1981], pp.8-9.

4 Guy Rosa, Sophie Trzepizur et Alain Vaillant, « Le peuple des poètes. Étude bibliométrique de la poésie populaire de 1870 à 1880. », Romantisme n°80, Malakoff, Armand Colin, 1993, p.22.

5Ibid, p.34.

6Ibid, p.45.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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