Travail et littérature — Dans ce journal, on a pas mal tourné autour de la question, sans jamais réellement y consacrer quelques pages… travail et littérature, comment cette chose, ce concept intrinsèquement lié à l’organisation sociale et politique capitalisme, historiquement daté donc, a affecté, affecte encore la littérature ; on s’intéressera également à la manière dont la littérature se saisit du travail – tant dans son versant effectif que conceptuel. Mais il nous faut convenir d’abord du fait que le travail ne constitue qu’un sujet tout à fait marginal au sein de cette chose que nous appelons littérature ; bien sûr, il y a eu les cercles ouvriers saint-simoniens au XIXe siècle, Émile Zola, les surréalistes et leur prise de position radicale contre le travail, la littérature prolétarienne, on passera en revue tout ça, ultérieurement… restons-en pour l’instant aux productions littéraires actuelles, certaines de ces productions s’intéressant depuis maintenant au moins une décennie aux questions politiques et sociales ; domination masculine, masculinités, racisme (néo)colonialisme, misogynie, homophobie et même transphobie, sans oublier les plaintes des transfuges de classe… au sein de ces revendications, de ce qui apparaît comme une contestation sociale du canon littéraire et des manières d’écrire – ce que d’aucuns appellent style – on ne trouve aucune remise en question du travail, et donc du capitalisme, les violences et autres discriminations pointées ne sont opérées que dans la visée de permettre à ses minorités d’intégrer d’autant plus, d’autant mieux la sphère productive, le travail et donc le capitalisme. D’ailleurs ce dernier ne se prive pas de les accueillir les bras ouverts, prêt qu’il est à faire feu de tout bois !

Du suivisme, de l’air du temps ; il y a un marché pour ça, un marché structuré avec ça, disposant de ses relais, de ses (inter)médiations bien établies, notamment par le biais des réseaux sociaux, des commu(nauté) comme on dit dans la langue du web 2.0… plus qu’à glisser le paquet dedans ; la marchandise de papier qu’on veut fourguer… La violence raciste et masculine existe ; il ne s’agit pas de le nier ici, mais simplement de pointer la manière dont les mouvements féministes, antiracistes, LGBTQIA+, les mouvements qui se prétendent anti-capitalistes – prétendre, c’est le mot-clé.

Quand le travail est évoqué, parce que oui ça arrive, c’est toujours du même point de vue, sous le même angle, celui des fameuses conditions de travail, de la nostalgie aussi, celle du bon capitalisme à la papa, celui qui précédait les désindustrialisations et autres délocalisations, celui – pour le dire rapidement – des trente glorieuses… On va me dire, ouais, mais tu comprends… et tu le soulignes toi-même d’ailleurs, ça a un rapport direct avec le marché, les tendances et les modes… faut bien vendre, non ?

Si cela s’avère vrai pour le roman, la poésie quant à elle est largement moins affectée par ces questions de marché, de toute manière ça ne se vend pas la poésie ou alors ça se vend de façon déguisée, en piégeant le colis – on y reviendra dans un autre papier. Ce caractère non marchand de la poésie rend la chose d’autant plus intéressante, c’est pourquoi nous nous focaliserons d’abord sur la poésie. Cette poésie dont une frange loin d’être minoritaire clame son intérêt pour le « moi », l’ouverture au « monde »… pourtant pas de poésies (ou rares) traitant du travail, questionnant le travail… comme si le « moi » de ces poètes ne se trouvait jamais confronté au travail, que leur « monde » en était dénué, ce dernier ne consistant qu’en paysages dits naturels… ah la f(a/u)meuse wilderness !

Pourtant les écrivains en général et les poètes en particulier sont confrontés, plus que tout autre, au travail. Pour la majorité, ils et elles écrivent parallèlement à un travail leur permettant de subvenir à leurs besoins matériels ; Bernard Lahire les appelle les écrivains à second métier, à savoir des écrivains – et la quasi-totalité des poètes – ne vivant pas de leur activité scripturale et qui se trouvent donc dans l’obligation d’adjoindre un métier second. Certains s’accommodent parfaitement de cette situation pour de diverses raisons, notamment celle de ne pas dépendre du marché littéraire et d’ainsi disposer d’une liberté de création… mais la majorité tend plutôt à se plaindre de cette contrainte que constitue le travail, on s’en plaint, mais dans un certain entre soi, rarement publiquement, et encore plus rarement dans le cadre de ces œuvres qu’on écrit malgré le travail, en dépit de l’activité rémunératrice ; on peut se demander pourquoi…

Question de distinction ? préserver le mythe du génie créateur, ne pas parler de choses aussi basses que la survie ? Une histoire de statut ? Bref… on notera en revanche que ce constat s’avère tout à fait inexact, voire tout à fait opposé, concernant des poètes dont le second métier relève de ce que l’on appelle le travail non qualifié ; on ne compte pas le nombre de papiers et d’émissions au sujet de tel ou tel agriculteur, épicier, intérimaire, vigile ou que sais-je devenu écrivain ou poète ; parce que comprenez ces gens deviennent écrivains ou poètes, ce sont elles et eux, et uniquement elles et eux qui écrivent malgré leurs conditions de travailleurs… Cette figure du poète n’est pas nouvelle comme on le verra, elle est consubstantielle de l’avènement du travail en tant que concept, lorsque le travail lui-même a remplacé les rapports sociaux en opérant la division sociale du travail… cette figure du poète travailleur non qualifié qui témoigne de son histoire, ainsi est-ce d’abord l’historicité de ce phénomène que nous scruterons dans un premier temps…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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