Des pas, là, dans la rue, matin, mais vraiment tôt… comment dit-on déjà ? le petit-matin, c’est ça ? Peut-être petit parce que ça ne dure pas si longtemps, une portion de matin, ou alors à cause de nos yeux ; retroussés qu’ils sont, tout semble embué, comme réduit, on y voit… petit. Il entend des pas, là-dehors. Il est.. quoi ? 6 heures, même pas ? Ça remonte de la rue, l’écho de ces pas plus ou moins assurés que vient renforcer la quiétude de l’aube.

Il n’a pas dormi. Elles durent depuis quelques mois les insomnies. Pas forcément des insomnies d’ailleurs, ça fluctue. Il s’éveille en sueurs, perdu, perclus de douleurs, bas du dos… là-haut aussi, à la tête, pas une migraine, non, ça fait un bourdonnement. Ça survient entre 3 et 4 heures du matin ; d’abord par intermittence. Réglé maintenant sur cet éveil, trop tôt pour sortir, trop tard pour faire quoi que ce soit. Il quitte le lit de peur de réveiller celle ou celui avec qui il le partage ; il s’en va côté séjour, s’affaler sur le canapé, manger, regarder quelques niaiseries ; ce flux d’images et de sons, peut-être que ça l’apaiserait. Prostré dans cet état larvaire, il flotte jusqu’aux environs de 6 heures. Ce sont les mouvements du dehors qui le font remuer ; la ville qui s’éveille, doucement. Il prend ça pour un signal ; bouger, faire quelque chose, quoi que ce soit, commencer par le café, pourquoi pas ? L’ eau qui bout dans l’ustensile qui ne tarde pas à emprunter le canal vertical menant tout en haut ; colonne au sommet percé des deux côtés, y a ce liquide noir et lourd qui s’en échappe, les gargouillis qui l’accompagnent. Il veille au grain, retirer promptement la cafetière de la plaque ; veiller à ce que le liquide ne prenne pas le goût de brûlé.

Extinction de la plaque ; silence, retour des impacts, des pas, les échos du dehors en marche. La fenêtre de ce séjour-cuisine ne donne pourtant pas sur la rue, ces pas – leur bruit, leur retentissement, du moins – ils semblent contourner la façade de l’immeuble, franchir le portail de la cour bétonnée, s’y engouffrer et remonter l’étage qui les sépare de lui, seul dans sa cuisine, préparant méticuleusement son café, ce sont les pas du travail, ceux qui mènent au travail, quelle autre raison admissible de braver le froid à cette heure ? S’ils avaient été rares et isolés, s’ils ne retentissaient pas avec cette force, s’ils n’explosaient pas ces pas, si chacun avait sonné différemment, peut-être alors que oui, ils n’auraient pas recoupé l’injonction au travail ; ç’aurait été une lubie, une envie soudaine et irrépressible de bouger comme ça, le matin, au saut du lit, parce que ce réveil du matin ne se serait pas confondu avec le travail. Lui ne bouge pas, il ne bougera pas. Il verra sa compagne ou son compagnon se lever doucement, il l’accompagnera dans la violence du quotidien, s’arracher au lit, avorter le repos ; il le verra ou la verra partir, tandis qu’il restera sa tasse étroite en main, installé sur son siège, pianotant le clavier. Il ne quittera pas des yeux la série de mots qui s’affichera à l’écran. Il dispose, peut-être, de l’un de ces emplois qui ne requièrent aucun déplacement, pas de transports en vue d’effectuer les tâches pour lesquelles on vous rémunère, ou peut-être n’en a-t-il pas d’emploi justement, qu’il en cherche, histoire de payer cet appartement, de se payer ces grains de café qu’il moud, cette eau et cette électricité permettant d’en faire un breuvage à peu près correct ; corsé avec une petite note fruitée. Ou alors il n’en cherche pas d’emploi, disposant d’une allocation ou d’un héritage conséquent… ou, de par un tout autre type d’héritage, de classe celui-ci, il a su établir un budget au centime près, cette même classe qui lui octroie une immunité contre la culpabilité que l’on fait planer sur celles et ceux qui n’osent jouir de leur droit à une paresse ponctuelle, prendre l’argent des allocations et ne rien branler…

Il se lève, quitte son siège et son écran pour quelques temps, toilettes, referme la porte, des bruits sourds s’en échappent, et dehors, au moment de sortir, ça sera les allées retours des bus qu’il entendra, il le sait, il y a un terminus à deux mètres à peine, chaque jour la noria de bus déverse quantité de gens occupés, direction le prochain transport, le souterrain, le métro. Pas lent, il reprend, place, toujours à tapoter frénétiquement le clavier, il semble les entendre les bus, pas que les bus d’ailleurs, toute la ville, éveillée, lui qui peine à tenir droit sur son siège.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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