Ce sont les respirations de la condensation urbaines, on tombe par hasard dessus, parcourant les rues, éprouvant les anfractuosités du béton nu ou du goudron, on appelle ça des dents creuses, un espace, une parcelle fichée entre deux ou plusieurs bâtisses. Celle que l’on évoque ici, située dans l’une des rues sinueuses de Montreuil, fait office à la fois de jardin et de salle de réception ; un peu moins d’une dizaine de personnes est rassemblée autour de la grande table garnie d’amuse-gueules et de boissons. Chacun·e tient un gobelet cartonné dans une main et de l’autre on picore les assiettes. Un des convives tranche avec les autres, son air ahuri d’abord, mais surtout par cette tasse de café à l’anse solidement vissée à son index et son pouce. Accompagné de l’hôte de cette « soirée entre connaissances », il fait le tour des invité·es, échange deux ou trois phrases et passe à la suite, toutes et tous remarquant à l’instant cette tasse qu’il tient de manière ostentatoire, la sirote par intermittence, tasse incongrue au regard de la lumière qui se dissipe relayée par les lampadaires et les quelques ampoules allumées avec empressement par l’hôtesse,
— tu pourrais faire un effort quand même,
— qu’est-ce que j’ai encore fait ? toujours le café, c’est ça ? je m’excuse de ne pas me plier aux conventions de la société marchande qui n’offre le choix qu’entre des boissons alcoolisées et d’autres ultra-sucrées, désolé d’être si sensible à l’alcool et au sucre, ça te va ?
— pas la peine de me le rappeler, je suis passé à aut’ chose… je te parle des présentations, tu pourrais au moins donner ton nom, dire ce que tu fais, comme tout le monde fait, t’as pas senti la gêne ?
— ah oui c’est vrai, c’est comme ça que ça marche, nom puis fonction, l’étiquette directe posée, là la commerciale, là l’enseignant et ainsi de suite…
— t’es lourd !
— mon nom reflet de moi en lettres, mon travail justifie mon utilité sociale…
— t’es ridicule…
— Je suis mon travail. On ne fait plus qu’un avec ce qu’on fait ; c’est fatal…
— Tu laisses rien passer, c’est terrible…
— On fait quoi maintenant ? t’as prévu quelque chose ?
— Faire quoi ? bah je ne sais pas moi, tu parles avec les gens, t’as jamais été dans des soirées ? tu sais échanger, découvrir de nouveaux points de vue, faire des relations, je ne sais pas moi, je ne vais pas te materner toute la soirée !
L’hôte et l’homme à la tasse de café se séparent, le premier va rejoindre l’un des groupes qui se sont formés au fil des affinités, l’autre reste à l’écart du brouhaha, emprunté, il se rapproche du groupe de trois personnes,
— … ouais, au fond, même si je m’en rendais pas compte, c’est toujours ce que j’ai voulu faire,
— bravo, c’est jamais évident de changer comme ça de métier, je l’ai fait il y a quelques années,
— ah bon, tu faisais quoi avant ?
— j’étais dans le secteur bancaire, j’ai négocié un licenciement et avec le chômdu, j’ai financé ma formation, mais bon à la fin financièrement c’était plus pareil, j’imagine que c’est la même chose pour toi…
— ah ça oui, de commercial à éduc’ spé, y un gap comme on dit niveau salaires, ha ha, mais je suis pas à plaindre, hein, c’est surtout que j’n’en pouvais plus, les déplacements, les rendez-vous, le baratin, pas de week-ends, j’aurais jamais pu continuer comme ça de toute façon…
— ah je vous envie d’une certaine façon, moi, j’entame ma dixième année à l’éduc’ nat’, rien que de le dire j’en ai des frissons, c’est pas tous les jours facile, franchement c’est pas le salaire ou les conditions qui motivent hein… comme tu disais tout à l’heure, c’est vraiment ce contact humain, avec les gamins, l’impression d’apporter quelque chose,
— après faut vraiment être motivé j’imagine, non ? enfin moi c’est que je ressens…
— ah oui carrément, et surtout pas se faire d’illusions, moi j’en ai vu plein des profs qui se prenaient pour Robin Williams dans Le cercle des poètes disparus, ils descendent rapidement de leur table, haha
Sans dire un mot, l’homme à la tasse leur tourne le dos et s’en va vers un autre groupe composé cette fois-ci de cinq personnes, comprenant l’hôte et l’hôtesse de la soirée,
— … oui, oui on est proprio’ de la maison aussi,
— ah c’est parfait, ça vous fait un superbe jardin du coup, cet espace…
— carrément, on compte faire un petit potager, c’est Catherine qui va s’en occuper, sûrement, elle a plus la main verte que moi,
— un potager, un jardin, une maison comme ça en pleine ville, avec le métro à côté, c’est une aubaine, vous en avez de la chance,
— et des crédits surtout ha ha ! et vous vous avez toujours votre maison en Bretagne, au… comment ça s’appelle déjà ? oh tu te rappelles chéri, on avait passé un super week-end…
— oui, on l’a toujours, c’est au Rohan, comme dans le seigneur des anneaux, c’est dans le Morbihan
— je n’avais jamais fait le lien…
Le spectateur muet ne tarde pas à rebrousser chemin, passant par la discussion précédente qui semble-t-il n’a pas dévié de son sujet initial ; les uns et les autres se congratulant au sujet de leurs reconversions et du métier non commercial que chacun·e exerçait. Adossé·es au grillage ou accroupi·es sur le gazon, fumant des roulées, il y avait le troisième et dernier groupe,
— … Avignon, nan, on n’y est pas allés, et des retours que j’ai eus, on a bien fait,
— c’était si dégueu’ que ça ?
— moi, j’y suis passé pour voir des potes qui jouaient, eux-mêmes m’ont dit que c’était galère
— ‘toute manière Avignon c’est toujours galère
— non mais là plus que d’hab’, le vaccin, le pass sanitaire, les tests, et à partir de cinq cas tu fermes le théâtre, bref, c’était pas la joie, tu avais tout le monde qui allait jouer puis s’enfermait et surtout le public, y en avait pas beaucoup… la galère
— vous voulez pas parler d’aut’ chose que de boulot ?
— et tu veux parler de quoi, madame ?
— je sais pas, aut’ chose, rhooo, ce vin il arrache, ah toi, tu l’as eu où ton café ?
— à l’intérieur, t’as eu une machine,
— ha non, la flemme, je reste au vin,
— c’est la première fois que je te vois aux soirées de Théo, tu le connais depuis longtemps ?
— quelques semaines pas plus,
— ha, et vous vous êtes rencontrés comment,
— terrasse de café, on se parle comme ça, des fois, et il m’a invité,
— et ?
— et quoi ?
— ça va, tu te plais, ici ?
— j’avoue me demander ce que je fous là,
— c’est la question qu’on se pose aussi,
— parle pour toi, tout le monde est pas d’acc’ avec toi, Théo c’est un bon pote,
— oui, oui, c’est un bon gars, après faut dire aussi qu’on a rien à faire ici, nous, à chaque fois on se fait not’ p’tit groupe, regarde les autres, ils sont tous ensemble, même les p’tits profs là-bas, ils sont maintenant avec Théo, on est les seuls à être comme ça, à l’écart, j’veux dire, on pourrait être ici ou ailleurs, ça changerait grand-chose…
— pas faux…
— et mis à part rencontrer des gens en terrasse, tu fais quoi ?
— Je traîne,
— Saine activité, oh merde ! je n’aurais pas dû regarder dans leur direction, y Théo qui m’appelle, il va commencer à parler théâtre et tout, ça va être la génance, aller à plus, je reviens dès que je me libère…
— Vous pensez tous la même chose qu’elle ?
— Il est sympa Théo, il nous file plein de coups de main et tout, mais ce n’est pas le mec avec qui je passerais mes soirées…
— Idem,
— Et toi ? bah, il est où le mec ?
— Quel mec ?
— L’aut’ avec son café,
— Il s’est tiré, il rentre dans la maison, sûrement pour se refaire du café, il est quand même zarb’, vous avez son nom, il est venu avec Théo, tout à l’heure, pour les présentations, mais je me rappelle jamais des noms,
— Normal que tu t’en rappelles pas, il l’a jamais donné son nom…
Poussant la porte de la maison, libérant sa main de la tasse, l’homme dépasse la cuisine, traverse le séjour en direction de la porte opposée, il disparaît.