En longeant la façade des immeubles aux briques rouges et des maisons individuelles telles que nous les dessinions, enfants, rectangle surmonté d’un triangle ; on découvre une anomalie, un creux plus exactement parcelle dénuée de béton, juste quelques herbes hautes qui poussent derrière un grillage. D’habitude inoccupé, on a dressé au centre de cet espace une grande table garnie d’amuse-gueules et autres boissons, des chaises d’extérieur l’entourent, quelques personnes soient assises ou debout, discutent, un gobelet en carton à la main,
— Hé, désolé de faire mon chieur, y aurait pas du café ?
— Du café, à cette heure, t’es sérieux ? regarde, y a tout ce qu’il faut pour une bonne soirée, j’ai tout pris, pour tous les goûts, coca, bières, jus de fruits, vin rouge et blanc, et bien frais le blanc, j’ai même sorti mon whisky, t’en veux pas une lichette ? oui, t’as pas tort, c’est un peu tôt… prends un des trucs là et… non j’ai pas de thé, mais je dois avoir du thé glacé dans le frigo, c’est çui de mon neveu… oui, c’est du Lipton, je vais pas le faire moi-même le thé glacé, il le boirait pas de toute façon,
— Écoute, si t’en as pas prévu, je peux le faire moi-même, voire en acheter, hein, ça me pose pas de problème,
— ok, ok, vas-y, il doit m’en rester…
Un immeuble de plus de quatre étages borde la parcelle d’un côté, on entrevoit le mur de pignon, à la mosaïque serrée de briques jaunâtres qui tranchent, la chair du bâtiment, en quelques sortes, qui tranche avec le rouge de la façade ; de l’autre se trouve donc l’une de ces maisons individuelles, une petite porte permet donc d’accéder à cette parcelle, porte que traverse cet homme aux cheveux mi-longs – tenus serrés à l’arrière par un élastique qui les fait aplatir sur son crâne, le tout s’achève à l’arrière par une petite queue qui tient plus de celle du lapin que du cheval – son pas pressé et nerveux, tranche avec l’atmosphère générale,
— Il est pas croyable çui-la, hein Catherine ? il boit ni alcool ni soda et pas de jus de fruit… remarque, les rares fois où on s’est vus, il lâchait pas sa tasse de café, il pourrait quand même s’adapter, pour une fois, faire comme les autres…
— c’est rien, il te l’a quand même demandé gentiment, non ?
— oui, oui, c’est pas le problème, c’est juste que… ha Émilie ! ça me fait plaisir que tu sois là, on a pas eu le temps de papoter à la porte, t’as vu l’aménagement, il est pas super ? oui, oui, ça fait pas longtemps qu’on l’a acheté, on avait la maison, avec à côté cette dent creuse ça fait quelque temps qu’on…
— une dent creuse, qu’est-ce que tu veux dire ?
— oui, oui, une dent creuse c’est, tu sais, une parcelle qui est pas bâtie autour de bâtiments, comme ici, quoi, ça fait quelques temps qu’on lorgne dessus, tu sais pour avoir un vrai p’tit jardin,
Par cette entrée latérale, la cuisine se trouve quelques pas sur la gauche, notre homme aux cheveux mi-longs s’y affaire, en quête de café moulu ; ouverture des divers placards, passage en revue des bocaux en verre et des emballages, coup d’œil dans le même temps sur la machine, cette marque standard qui désormais semble avoir fini d’envahir l’ensemble des foyers, comme une sorte de progression au fil des décennies, les machines ne se contentent plus simplement des deux matières premières essentielles à l’obtention du breuvage caféïné. À l’eau et aux grains torréfiés puis moulu, il avait fallu d’abord adjoindre un filtre en papier à changer lors de chaque préparation, désormais ce n’est pas simplement une question de filtre, mais de dosette ; parfois en papier, en ce qui concerne la machine qui trône sur la table de travail de cette cuisine, elles sont enveloppées d’aluminium et autres composants normalement inessentiels à la préparation de café.
— merci Émilie, hésite pas, sers toi au buffet, on a préparé pleins de trucs sympas ! on se revoit de suite… hé Catherine, tu l’as vu l’autre avec son café,
— bah il doit encore le préparer,
— ça prend autant de temps de faire du café, moi qui voulais le présenter à tout le monde, il connaît personne ici,
— qu’est-ce tu veux que je te dise,
— et quoi il va grignoter des trucs salés avec son café ?
— oh regarde, y a J-B qui vient vers nous,
Une moue traverse son visage, lève les yeux au plafond de dépit, aperçoit par hasard, juchée sur les placards, une petite cafetière italienne, il tire une chaise vers lui, se hisse dessus, saisit l’ustensile émaillé de rouillures, l’examine d’un œil inquiet, ces moisissures à l’intérieur, il le remplit d’eau et le met sur le feu, sans ajouter de café. Entretemps, il reprend sa quête des grains moulu, il repère, un vieux paquet noir et brillant, tout chiffonné au fond du placard, marqué d’un …fé nommé désir, il en hume l’intérieur, son haussement d’épaules semble indiquer qu’il s’en contente. La cafetière sur le feu crache son eau mélangée de moisissures, il passe le tout sous le robinet, met une casserole d’eau à chauffer sur le même gaz puis revient à l’ustensile désormais froid, l’ouvre en frotte l’intérieur, s’assure sous la lumière de la hotte aspirante qu’il ne subsiste aucune trace de moisi.
— Il manque qui là ?
— Marc, je crois, après on est complet,
— Marc, t’es sûr, je l’ai croisé tout à l’heure, il m’avait dit qu’il pourrait pas venir, qu’il t’avait même envoyé un sms, tu l’as pas reçu,
— Ah bon ? attends… ah oui, je suis passé à côté, ok, bah ça veut dire qu’on est au complet, là… et l’autre avec son café, c’est pas encore fini ?
… il baisse le feu aux premiers frémissements de l’eau, la verse dans la partie inférieure de la cafetière jusqu’à atteindre la valve de sécurité, ajuste le filtre, quelques cuillerées de café suffisent à atteindre les bords – sans tasser pour autant –, il visse la partie supérieure, et fout le tout sur un feu modéré en maintenant le clapet ouvert,
— Alors toi, ton café ? tu sais pas te servir de la mach…
— Tu fous quoi là ?
— Bah je fais mon café avec les moyens du bord,
— ‘tain, t’es aveugle ? tu me sors la vieille cafetière alors que j’ai la nespresso,
— j’utilise pas ces conneries, moi,
— et tu peux foutre le feu plus fort, ça ira plus vite !
— mais non, justement, faut pas brûler les grains, déjà que c’est pas fameux comme café,
— c’est exactement ce que je disais à Catherine, c’est même pire d’ailleurs ! tu sais pas t’adapter, c’est pas simplement du café qu’il te faut mais un café qui serait pas de la machine que, je ne sais pour quelle raison, tu n’aimes pas !
Du sommet de la colonne ressort moelleusement un épais liquide noir qui glisse sur elle pour se répandre dans le réservoir de la partie supérieure. Dès que l’eau – devenue café – s’apprête à frémir, il immerge la base de la cafetière dans un bol d’eau froide.
— C’est bon tu as ton café, il est bon au moins ?
— … pourrait être meilleur, mais c’est le mieux que je pouvais avoir dans ces conditions…
— je peux alors te présenter au p’tit monde qu’on a là-dehors ?
— tout à fait prêt pour la mondanité,