— … mon moment préféré de la journée ? zarb comme question, je saurais pas y répondre,
— quoi, toi aussi ? vous avez vraiment pas, comme ça, des moments dans la journée qui vous bottent plus que d’autres, que… je sais pas… vous attendez,
— tu vois bien que ça parle à personne, on est 4 et aucun de nous…
— cinq tu veux dire, t’oublies Selma,
— aller mieux, t’as 5 personnes au moins qui arrivent pas à répondre à ta question, c’est pas par hasard… soit que la question elle est pas bonne ou que tous ici on est
— et toutes…
— oui, oui, ou que tous et touTES ici on est des brêles,
— et toi, Amélie, t’es d’accord ?
— Je veux pas te vexer, hein, mais j’avoue que ça fait question twitter ou un article témoignage des sites pourris que tu lis,
— et quels magazines pourris je lis ?
— je sais pas genre Mademoizelle…
— c’est pourri, oui, au moins, moi, j’assume de lire ces trucs, je le fais pas en loucedé, je sais pas pourquoi d’ailleurs je lis encore ces trucs, une mauvaise habitude que je me traîne,
— alors c’est bon, on en a terminé, tu la r’tires ta question ?
— Retirer quelle question ?
‘— tain Selma, suis un peu, ça fait bien 10 minutes qu’on essaye de la faire craquer et tu nous remets d’dans,
— me gueule pas d’ssus comme ça, toi, j’étais pas là,
— de toute façon, vous me ferez pas craquer… j’vais y répondre à ma question, p’tet que ça va vous dérider, vous donner des idées,
— aucun risque,
— hé J-B, si c’est pour gueuler sur nous toutes, t’es pas obligé de rester, hein, personne te retient… vas-y Fati, on t’écoute, et les mecs, z’avez pas intérêt à la couper,
— ouais rapport à ce fameux moment de la journée, vous allez trouver ça con, mais j’en ai deux…
— quoi ? tu d’vais parler que..
— hé qu’est-ce qu’on a dit ? ‘tain un vrai gamin, c’est plus fort que toi, tu peux pas t’empêcher de couper la parole, Fati, te laisse pas faire comme ça, continue,
— … du coup je disais que j’en avais deux, à la fois éloignés et très rapprochés, je m’explique, l’un c’est le matin, l’autre c’est le soir, avant de dormir, du coup, rapport au temps ils sont éloignés, mais ça me donne toujours l’impression qu’ils sont comme ça, super rapprochés, parce que mes nuits, à moi, elles sont sans rêve, du coupe j’ai l’impression d’enchaîner ce moment où là dans le lit j’appuie sur le p’tit bouton de la lampe, que ça fait ce double clac çui du bouton, mais aussi de l’ampoule, et que là, plus rien ne bouge dans la pièce, fermée, bien fermée à double tour, et que tout autour, là dans la rue, ça continue de bouger, les voitures qui passent les cris, les pas, avant de partir comme ça, t’as l’impression que cette pièce, ma pièce, elle tangue, du noir et du silence qui glissent sur les lumières des lampadaires et les bruits du dehors, et puis comme je vous ai dit que moi, je m’en souviens de mes rêves, alors, la nuit, elle passe super vite, d’un coup après le noir, là, c’est le matin, je me réveille comme ça d’un coup, parce que pour moi le sommeil, c’est lié justement à ce noir qui tangue… du coup, là, vient le deuxième moment, dans la cuisine, avec d’abord le lait que je dose, du carton j’en mets comme ça dans un bol, et je transvase le tout dans la casserole qui chauffe, chauffe doucement, entretemps, je prends le paquet de chocolat en poudre, deux, trois cuillères max, dans le bol, et une fois que le lait, il frémit, je te verse ça doucement dans le bol, en r’muant, doucement, doucement, avec le fouet, ça monte, monte, monte dans le bol, ça prend une belle coloration marron, et puis, avec le lait chocolaté chaud, je m’pose, sans téléphone, sans ordi’, je me pose à ma fenêtre, t’as la ville, pendant un bon quart d’heure j’m’amuse comme ça à regarder les traces de ce qui a tangué hier, ça compense les rêves, mes rêves ou mes cauchemars dont je me souviens jamais, et qui quand même laissent une impression sur moi, de la peur, de la joie, ou aut’ chose, ça dépend… voilà en gros, deux moments, mais reliés…
— …
— classe… par contre, y a personne qui va vouloir passer après ça,
— t’y comprends rien, c’est pas une question de se mettre en valeur ou de frimer, juste raconter un truc qui te touche, mais bon pour ça faut avoir un peu de sensibilité,
— c’est depuis ton enfance que tu te souviens pas de tes rêves ou ça a commencé à un moment précis ?
— ah… quand j’étais gamine, je m’en souvenais de mes rêves, je sais pas quand ça a commencé à déconner, je dirais vers mes 24, 25 ans,
— t’as jamais cherché à creuser la question ?
— non, pas trop…
— pourquoi ?
— je sais pas… manque de temps, au début je l’avais pas r’marqué que j’me souvenais plus de mes rêves, après je me suis dit que ça reviendrait comme c’était parti, et là, après quatre ou cinq ans, j’ai… je me suis habitué, bref… assez parlé de moi, et vous, y a des idées qui vous sont venues ?
— dis, rapport à ta question, on peut prendre un moment qu’on vit plus, un truc passé,
— ouais, si tu veux,
— alors moi, je dirais l’après-m’…
— quoi ? Tu t’y mets, toi ? y a pas cinq minutes tu nous disais que la question était zarb et là tu réponds ?
— qu’est-ce tu veux, J-B, J’y ai réfléchi…
— fais pas attention à lui, tu nous disais l’après-m’ ok, mais tu pourrais préciser ? Un moment précis de l’après-m’, y s’passe quelque chose ? tu fais un truc ?
— c’est quand après une journée de boulot, après le transport du matin et du soir, après les heures de bureaux, où je touche mes clés, tu sais quand tu te rapproches de ton appart’ ou de ton studio, tu touches comme ça ta poche, et tu sens tes clés, y a même le p’tit tintement, même si ça résonne pas, tu l’devines le tintement, il te reste que quelques mètres, t’as que quelques mètres et la journée, elle est finie, au moins pour quelques heures, parce que bon, au fond, tu sais que ça ta tarderas pas à reprendre, mais pour l’instant, à ce moment précis, c’est loin, et puis quand tu remontes les escaliers (moi j’ai toujours habité à l’étage, hein) t’as une p’tit frisson, tu te demandes si tu les as pas oubliées, tes clés, et tu te rappelles d’un coup qu’à la sortie du métro ou du bus que t’as vérifié qu’elles étaient là, et là tu respires et quand t’es d’vant la porte, là, re-frayeur, est-ce que ça va passer ? est-ce que tes clés elles vont rentrer dans la serrure ? est-ce qu’une clé va pas se casser ? et que ça va d’abord raccourcir ton temps de repos et surtout que ça va te coûter bonbon, ce qui reviens peu près à la même chose vu que le fric que tu le gagnes avec du temps que tu perds, et là, après tout ça, après le réveil, après le travail, le transport, les courses qu’on a faites à l’épicerie du coin parce que pas le temps, après les frayeurs, on sent là, sous ses doigts, la serrure qui tourne, une petite poussée, un coup d’épaule discret et… ça s’ouvre, j’avoue que c’est le seul et unique sentiment qui me manque depuis que je bosse plus…
— marrant, vos deux moments, là, ils se rejoignent un peu,
— ah bon ?
— ils sont tous les deux centrés sur l’achèvement et le recommencement, la journée qui se termine et qui va reprendre, y a comme un truc de cycles fermés, ouverts, avec un côté plus névrosé voire paranoïaque chez toi, le prends pas mal, hein…
— non, ça va, je connais mes angoisses, haha, sinon je suis pas tout à fait d’acc’ avec toi, dans le sens où dans mon cas, cette histoire de cycle, elle est marquée avec la journée de boulot, dans ce que nous raconte Fati, c’est moins le cas, non Fati ? d’ailleurs, je voulais te poser une question, mais j’osais pas trop tout à l’heure, il a commencé quand ton p’tit rituel avant de dormir ?
— ah… ça date un peu, quatre ou cinq ans, pas plus,
— hé ! mais ça correspond, à peu près au moment où tu te souvenais pas de tes rêves ?
— peut-être,
— et il s’est pas passé que’que chose à ce moment ?
— écoute, Amélie, t’es gentille, j’ai pas trop envie de creuser ça,
— ah bon, ok, par contre moi, je suis un peu emmerdée, j’ai pas vraiment de truc à raconter, et toi Selma ?
— Non plus…
— J-B, on va même pas lui demander, il va pas tarder à se barrer, hein ?
— Ouais, ouais, vous êtes pas marrants, je tr’…
— Et marrantes…
— Et marranTES, savez quoi, je sais même pas ce que je fous avec vous, aller j’me casse, moi…
— … le travail ! c’est quand que t’as commencé à bosser ! j’suis sûr,
nan, tu vas pas r’partir sur le travail quand même, ça vire à l’obsession,
quelles obsession ?
— lui, faut faire attention, le mec il relie tout au travail, tout le mal être social au travail…
— laissez-moi au moins développer, 24, 25 ans c’est plus ou moins l’âge où tu rentres dans ce qu’on appelle bêtement la vie active,
— n’empêche, on commence à bosser avant 25 ans, ne serait-ce que les jobs étudiants,
— ha pas pareil les jobs étudiants, j’dis pas que c’est pas pénible ou quoi que ce soit, mais au moins t’es dans la perspective d’aut’ chose, le boulot que t’as, que tu fais, c’est justement pour financer les études, c’est pas une fin en soi,
— moi, ça me terrorisait tout autant les jobs que j’avais étudiante…
— aller Selma tu vas t’y mettre avec lui sur le travail ?
— et j’ai pas fini mon développement, moi… quand t’es issu d’un milieu qui a les moyens, t’as pas à bosser durant tes études, du coup ça existe aussi les gens qui connaissent leur première expérience pro’ à 24, 25 ans, ça coïncide avec la fin des études, et je sais pas, vu la manière dont tu t’exprimes, tes habits, tes habits, tu me corriges si j’ai faux Fati, j’dirais que c’est ton cas,
— elle va te corriger, tu vas voir, mais dans l’aut’ sens du terme, t’es trop intrusif, là…
on peut changer de sujet, ça devient oppressant, là…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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