Il y a des décors comme ça, encrassés. Ça vous arrime à quelques épisodes passés. Des vies et des existences si lointaines qu’elles vous paraissent désormais parallèles. Fin d’année 2020, Avignon, un basculement, je n’y reviendrai plus, ou alors de manière impromptue, occasionnelle. J’y ai vécu, un bout de temps, ai continué de graviter autour même après l’avoir quittée, cette ville. J’étais arrivé en juillet 2011, en plein festival, euphorie, cette effervescence littéralement extraordinaire, ça tranche avec le quotidien avignonnais – lui aussi, j’apprendrai à le connaître. Lumières et théâtres, lieux de rencontres et librairies, restaurants et baraques, tout ça, du jour au lendemain, remplacé par la commode compagnie des rideaux de fer, des portes verrouillées et des petits panneaux calligraphié d’un « fermé », on les voit alors pendre, ces panneaux, maladroitement accrochés contre quelques vitres. À peine quelques semaines après mon arrivée, je l’avais prise de plein fouet, la dysphorie du mois d’août ; retour au plat, au calme froid qui suit cette vie du festival réservée aux plus muni·es.

– On en profite quand-même un peu, du festival, même si on va pas voir de pièces, y a les bars qui ferment pas de la nuit, y quelques trucs à faire, pas grand-chose, c’est sûr… c’est toujours ça… après faut toujours aller au centre, derrière les remparts, c’est là-bas que ça se passe, parce qu’ici [1], festival ou pas, c’est la même chose…

… me disaient certain·es avignonnais. Même l’ambiance ça ruisselle, on guette et on prend ce qu’on peut, des miettes temporelle – quelques semaines l’année – et spatiales – l’intramuros – ; pour le reste, والو [walou] ou si peu, parce qu’à mon arrivée, Avignon, ça dépérissait. Les rares librairies, où je commençais timidement à fixer quelques habitudes, disparaissaient… et voici qu’en cette fin d’année, errant une dernière fois dans un centre ville d’autant plus affecté – pour les raisons que l’on sait – je tombe sur une enseigne Comédie Humaine, une librairie toute nouvelle, manière de refermer un peu positivement la boucle livresque avignonnaise. Mais il est une autre boucle – plus dramatique pour moi – que j’ai refermé décembre dernier ; celle de la paperasse, de la préfecture. Ce lieu – si je peux l’appeler ainsi – devenu habituel, lieu commun à (pour ?) l’ensemble des personnes que l’on qualifie d’extra-communautaires, en gros celles et ceux rattaché·es à des nationalités « inférieures » du point de vue économique et politique : pour elleux, la préfecture, c’est tout une préparation mentale qui leur est requise, croulant·es sous le poids de leurs dossiers…

En ce décembre, ce n’est pas tant la procédure qui m’est pénible – depuis quelques années, il me suffit simplement de présenter, une fois l’an, quelques papiers justifiant de mon existence sur le territoire, est c’est dans la poche, ou plutôt elle est dans ma poche, la carte –, non, non, c’est le décor qui est irrémédiablement encrassé, au cours de ces dernières années, l’encrassement s’est amplifié, il a fait tache d’huile, c’est toute la ville qui me revient plus. Façades, pavés, remparts, arbres et bitume et le fameux pont. Ce dernier, loin de me rappeler la piètre chanson trop bien connue, me remet immanquablement en mémoire d’un passage de La Recherche que je lisais alors à quelques mètres de ce pont fameux. Pas un extrait passé à la postérité, il se trouve dans Le côté de Guermantes, on y est plongé dans l’affaire Dreyfus. Ça fait quelques dizaines de pages que l’on subit les discours antisémites de la quasi totalité des personnages proustiens, et puis un éclair, un (léger) soulagement, l’un d’eux, et pas des moindres, celui qui semblait pourtant le plus antisémite de tous, Palamède de Charlus, il « protest[e] au contraire contre l’accusation de trahison portée contre Dreyfus. » Et voici pourquoi :

« Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu’on le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m’intéresser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la Judée, mais qu’est-ce qu’il a à voir avec la France ? » [2]

J’ignore pourquoi ce passage est resté ainsi gravé, encore et toujours associé à un agréable après-midi printanier, sûrement à cause d’une certaine actualité qui n’a cessé de gagner en épaisseur et de s’amplifier depuis maintenant les six années qui me séparent de cette lecture à l’ombre du pont. Peut-être parce qu’il cristallise ce rapport race, état, nation [3]. Une logique qui va si loin, chez Charlus, qu’elle retire à Alfred Dreyfus sa nationalité française pour la remplacer par celle liée à ses origines — en l’occurrence juive. Fantasmes-réflexes communs aujourd’hui, celui de l’ennemi intérieur, la question des nationalités se trouvant être essentialisée, à cette différence que désormais celles et ceux qui sont considéré·es comme ennemi·es intérieur·es appartiennent à ces nationalités dites extracommunautaires ou comment le classement et le tri des étrangers effectué par l’État infuse dans les imaginaires. Chez les personnages proustiens se dégage un certain racisme sans race (dirai-je de manière anachronique), ce ne sont pas uniquement les propriétés physiques qui sont invoqués, mais également la classe sociale qui fait figure (dans la langue de Proust ou de son narrateur) de « race » : ainsi la narrateur désigne Françoise comme appartenant à « la race des domestiques ».

Ce passage m’est resté en mémoire peut-être par rapport à ce temps resté comme figé, celui du « moi » errant à Avignon, c’est que rapport à cette ville, il ne m’est rien arrivé à la suite de l’errance, si ce n’est le départ. Ce « moi » enveloppé par le décor de cette ville fut encore et toujours ce « moi » errant et sans-papiers. Passant, pour la dernière fois avant longtemps par Avignon, ce « moi » qui revient le temps de l’espace avignonnais ne sera plus jamais convoqué, ou plus de la même manière. Un lien qui se défait, décalage peut-être, la vie et le « moi » passés devenant parallèles. Cette mouvance – commencée il y a quelques années déjà avec mon départ de la ville – qui s’est donc achevée en décembre dernier, cristallisée par un bout de plastique, un rectangle où figurent ma gueule et mon nom, mon adresse – désormais fictive – et l’une de mes dates de naissance – nous en avons tant – et voici que je quitte Avignon, avec une nouvelle date, elle me durera dix ans, dix années – un peu plus – paisibles octroyées par une simple carte en plastique.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *