‘me rappelle encore de ce lézard, il avait été amené directement du Sahara par mon père ou sa dépouille plutôt, pas celle de mon père – ça, il l’a toujours été, une dépouille, lui qui s’était dépouillé de toute sensibilité, commode, faut dire, seul moyen, peut-être, pour faire face à l’existence algé-rien-ne – non, c’était la dépouille du lézard – quelle espèce précisément ? pas souvenir – dépouille toute fourrée de paille, empaillée quoi ! Un lézard empaillé qui a trôné – je ne sais combien de temps – au séjour derrière le canap’, dessus la cheminée condamnée, entre l’argenterie toute nimbée de poussière rococo et le piano piteusement encastré ;
… ils doit y être encore ce décor ; le lézard aussi, les pattes collées ou clouées à un bout de bois tout plat, il doit traîner encore quelque-part dans le séjour alors que le patriarche qui l’avait amené, lui aussi il trônait, à sa manière, sur un fauteuil placé à l’aut’ bout de la pièce, bah, le patriarche, il est plus là, enterré, il aura eu, lui, droit à une mort ou destin post mortem à peu près digne, malgré sa vie d’empaillé.
Le lézard, lui, qu’avait strictement rien demandé, qui faisait que traîner sur le sable et les roches, à gober son quota journalier d’insecte, bah, il aura même pas le droit à la décomposition, droit élémentaire s’il en est, sa peau rêche, étirée par les boursouflures de la paille, elle doit encore être là-bas, au sein de l’appartement oranais, ‘l’ai pas vu, ‘n‘en ai pas foulé son carrelage depuis… dix ans maintenant, ouais, dix ans, ça doit êt’e ça,
… pourquoi je raconte ça ? encore un de ces moments à la Proust – pour le dire rapidement – ; rue de Belleville, la pentue, face à la terrasse où j’ai mes habitudes (café : cabaret populaire, place Frehel) je remarque pour la première fois cette vitrine, magasin d’éradication des dits nuisibles, des souris empaillées, pas simplement empaillées, disposées de manière à former une scène, des souris jouant aux cartes ; poker ou que sais-je. Additions d’infamies. À celle, banal(isé)e, de la taxidermie, celle de la référence, du clin d’œil aux tableaux promotionnels (des pubs quoi !) de C. M. Coolidge ; suis sûr que ça se croit raffiné et de bon goût avec ça ! faut se mettre deux secondes (et c’est déjà de trop) dans l’esprit de cette engeance, comment a pu naître une telle idée, un tel projet ?
… mais surtout la réalisation du projet ; tailler une planche en bois, y clouer/coller quatre pieds, recouvrir le tout d’un tissu noir pour figurer la nappe. Ensuite, prendre des bouts de carton. Les découper, mini-rectangles. Y dessiner, méticuleux : carreaux, trèfles et cœurs. À l’aide de quelque pince à épiler, attacher les simili-cartes de jeux aux pattes des cadavres de rongeurs. S’arranger pour que tiennent les peaux tendues sur leurs pattes arrières ;
… minutie de l’ignominie.