Retour de mise au vert et fatigues. Pas mal de lectures, du (très) mauvais et du bon – pas besoin de noms ni de titres, ça viendra bien assez tôt. Achevé l’article sur Yoga de Carrère et envoyé. Disponible prochainement. L’expérience [écrire des critiques négatives], de mon point de vue, me semble concluante. Un peu de rage, j’avoue, mêlée d’amusement à l’écrire. Rage forcément, parce qu’à voir le nombre d’écrivain·es et de maisons de qualité – pas de liste, ici, elle serait trop longue – c’est quand même affligeant de voir un tel abruti jouir vendre autant. Affligeant certes, mais ça s’explique, enfin je tente de l’expliquer dans l’article, une première tentative qui en appellera d’autres – bien sûr – avec d’autres cas.
Achevant la lecture de ce mauvais livre, écrivant l’article, assez fastueux mais sans verser dans l’exhaustivité, j’ai repensé au débat – si on peut l’appeler ainsi – suscité par Alice Coffin. Elle disait (en somme, la flemme d’aller (re)chercher la citation) que dans un premier temps, elle ne voulait lire que des autrices, des écrivaines pour se construire un imaginaire qui soit éloigné, des imaginaires masculin(istes). Et lisant Carrère, la manière dont il se mettait en scène, ici ou là, de par le monde et les situations ; on y était en plein dans cette imaginaire masculin(iste), ses rapports (sexuels ou non) avec les femmes pénétration et possession.
Je le ressens également ce besoin de me défausser de cet imaginaire masculin(iste). Coïncidence [coincidere, tomber en même temps] ou pas vraiment, pas totalement, je découvre par l’entremise de Marie-Anaïs Guégan, Kate Millett et son Sexual politics (les premières pages sont traduites par ici ; je trouve à l’instant le livre en epub (format numérique) ; je télécharge (je tairai les moyens), je lis.
C’était ça ! Un malaise autour duquel j’avais tourné, sans vraiment aller y voir de plus près. Ça m’avait renvoyé à ces lectures auxquelles je m’adonnais avec un plaisir certain, il y a de ça dix ans. Et qui aujourd’hui me rebutent. Je pourrais citer pas mal de noms, mais un seul, à mon sens, les résume toutes : Bukowski. Entre 16 et 18 ans j’avais tout lu de Bukowski. Les chroniques et les romans, les poésies et les billets. Découvrant John Fante, je m’en étais détouré. Avec les années, et surtout (pré)occupé par d’autres tracas. Forcément je ne m’étais jamais vraiment posé la question de ce désintérêt (brusque) pour Bukowski et cette frange de la littérature américaine qu’il symbolise ; l ‘influence de Bukowski n’est (à mon sens) pas à négliger.. Sans parler de culte, il y a une vraie veine, pas mal d’écrivains qui s’en réclament, des rappeurs qui vont jusqu’à faire de son patronyme leur nom de scène – Lucio Bukowski. Il y a chez Bukowski, et à (très) peu de frais, une manière manquante dans la littérature française et dans laquelle beaucoup se reconnaissent, peut-être par une (soi-disant) « prise directe avec le réel » (c’est ce que louent nombre de ces admirateurs). Plus sûrement, il y a une « image Bukowski », un mythe, écrivain maudit et cynique. Que lui-même a forgé dans et par son double de papier : Henry Chinasky. Et son rapport avec les femmes mériterait une analyse poussée ; domination, rapports sexuels avec des femmes bien plus jeunes que lui, mais également des femmes corpulentes (plus étroites dit-il). Bien évidemment, lorsqu’on évoque, ce mythe ou cette mythologie Bukowski, en France, l’épisode de son passage du côté du commercial du livre (Bernard Pivot) n’est pas à négliger, sans oublier l’apport de François Cavanna…
J’en reviens à ma lecture de Sexual politics qui analyse la manière dont sont décrits (par des auteurs masculins) les rapport sexuels avec des femmes : de D.H Lawrence à Norman Mailer en passant par Henry Miller. Dans et par une analyse rigoureuse des textes, Kate Millett (dé)montre la manière dont ces écrivains véhiculent un imaginaire masculiniste, une représentation du rapport sexuel comme domination. Sans en avoir conscience, sans le formuler avec l’exactitude chirurgicale Millett, je crois que c’est ce qui m’avait fait arrêter la lecture de Bukowski.
Et (retour dans le retour) nous revoici avec Alice Coffin et son vœu, son souhait, sa volonté (appelez ça comme vous voulez) de ne lire que des autrices, des écrivaines, les attaques dont elles fut l’objet par des réactionnaires fascisants. Quand on touche à l’homme, que l’on écorne – un tant soit peu – son image et que l’on mette un peu de Trouble dans le genre, ils viendront rappliquer, en meutes, défendre le pouce de terrain gagné, comme pour les (ex ou post)colonisé·es ; la domination doit être totale. Il y a cet universel, cette construction de l’universalité, ça les arrange bien de se réclamer de l’universalisme, de proclamer qu’ils lisent sans attacher d’importance au genre (ils disent sexe) ou à la couleur de peau quand l’universalisme dont ils se réclament, sa construction, recoupe le mâle blanc hétérosexuel.
Et puis ils vous mettent systématiquement – à prendre au premier sens du terme, faire système – dans cette position fâcheuse et inconfortable du choix manichéen. C’est que la bêtise et la virulence de leurs attaques, leurs positions – que je dirai par euphémisme – rétrogrades vous somment d’être solidaires avec leur cible. À cause d’eux, pas de place pour le fin, ni le subtil, du binaire : 0 ou 1. Pas possible alors de (se) questionner (par exemple) sur le titre de l’ouvrage d’Alice Coffin Le génie lesbien. Remettre ainsi sur la table, et dès le titre, la notion de « génie » est déjà extrêmement problématique. De l’un·e supérieur·e à l’autre. Facultés extra-ordinaires et toute la mythologie qui va avec. On pourrait également interroger sa volonté même – qui encore une fois se comprend – de ne lire que des femmes sur le mode :
– n’y a-t-il pas des autrices et des écrivaines qui promeuvent un imaginaire masculin(iste) ?
Mais bon, je n’ai pas (encore) lu son livre pour discuter ces points pour voir la manière dont elle développe tout ça… et j’avoue que j’ai une pile de livres autrement plus intéressants à lire ou terminer, je préfère m’attarder sur Millett, ou Butler.
Et pour donner un peu de matière (parce qu’il en faut) à ce questionnement, je prendrai pour exemple la problématique qui souvent m’agite, lire ou même évoquer plus souvent des écrivain·es issu·es de pays africains. Un vrai manque, et encore dans la sélection de prochaine d’œuvre à évoquer (il n’y a que Nabile Farès et Andriamalala – que je ne dois pas oublier d’aller chercher du côté de la Librairie Vendredi, d’ailleurs. La représentation est tout à fait minable !
Elle l’est parce qu’à mon sens la question ce n’est pas simplement « qui écrit ? » La question qu’est-ce est écrit, et (surtout) comment ?
Alors, il y a plus de probabilité que la représentation des africain·es (du nord ou sub-saharien·es) soit éloignée des stéréotypes si l’on a affaire à une écrivan·e issu·e de ces pays, car plus sensible à ces question, vivant et éprouvant justement ces stéréotypes. Mais ce n’est qu’une question de probabilités. Je pourrai aisément concocter un programme fait de Leïla Slimani, Yasmina Khadra, Kamel Daoud, Fawza Zouari et Amin Zaoui et me retrouver avec une représentation tout à fait exécrable et stéréotypée des nord-africain·es.
La question qui est (encore et toujours) posée, c’est celle d’une représentation et d’un imaginaire dominants dans et par sa répétition. Colportés de livre en livre, de romans en poèmes, d’articles en nouvelles. Et on le sait bien, on commence par écrire en imitant, en reproduisant la manière d’un·e tel·le – Proust, parmi d’autres, est assez exemplaire de cette pratique. On aura dans ce laps de temps et dans ce geste nécessaire, incorporé des manières, des représentations. Ceux qui auront été accrochés d’abord par la figure (soi-disant sulfureuse) de Bukowski, qui peut-être viendront à l’écriture par Bukowski, imiteront ce même Bukowski, il en sera de même pour celles et ceux qui, influencé·es par Khadra ou Daoud, imiteront et perpétueront leurs représentations. Cela n’empêchera pas qu’il y ait (à un moment ou un autre) bifurcation. Qu’il y ait ce geste (salutaire) non pas forcément d’abandonner telle œuvre,mais de la remettre en question. Comme (et là je cite le premier exemple qui me vient à l’esprit) Annie Ernaux qui, reconnaissant l’influence de Proust, le (re)met en cause quand il évoque « la race générale des domestiques » ; on peut être tout à fait novateur au sujet de certains aspects tout en étant tout à fait de son temps quant à d’autres ! De la même manière, pour ma modeste part, je voue une admiration sans faille pour l’œuvre de Claude Simon, mais comment ne pas le mettre en cause quand il défend les essais nucléaires de Chirac en Algérie, ou encore de mettre en cause, chez lui également, ces rapports de dominations masculin(istes)* ? Pour celles ou ceux qui chercheraient il y en a de fameux dans Triptyques notamment.