Des jours et des fêtes qu’il faudrait respecter parce que par convention adoptés. Seule solution, se calfeutrer, tout ignorer ; apnée sociale de quelques semaines, saisir l’occasion pour explorer des espaces trop longtemps délaissés. La langue arabe et celle de Marx. Fin d’année 2020 donc – déjà particulière pour les raisons que l’on connaît – d’autant plus particulière qu’il m’était impossible d’échapper aux rendez-vous annuels que l’on dit obligés.
Au cours de la décennie écoulée, j’avais rusé, savamment monté des plans pour les éviter. 2019, les grèves salvatrices des cheminot·es servirent de prétexte, à celles et ceux en dehors de Paris et de sa région, je disais tout le regret que me causait cette grève – sans oublier de souligner que j’en étais solidaire. Ça a plus ou moins marché. 2018, pour les non-parisiens·nes j’étais bloqué dans la ville capitale, beaucoup du travail et pas le moindre jour de répit me permettant de bouger, quant au reste de mes connaissances, il suffisait d’inverser (géographiquement) l’excuse. 2017… une maladie me clouait au lit. 2016… me rappelle pas du bobard, juste l’image paisible de moi, seul, appartement – du côté de Pantin, si je crois bien me souvenir – mitonnant quelque plat. Pas de cotillon, ni de décibels perçants, pas de soirée sirupeuse et de lumières tamisées, encore moins de compte à rebours, surtout pas de foie gras ou autre barbaque et aucun dîner familial.
Cet évitement – pour ne pas parler de fuite – ne date pas de la décennie écoulée, certainement pas une nouveauté, l’horreur des fêtes, de la fête – en général – date de bien plus tôt ; du moins d’après les souvenirs les plus lointains que peut encore convoquer ma mémoire.
… 31 décembres fêtés en petit comité, au séjour, avec une bûche plus sucrière que pâtissière, thé à la menthe et sodas, le téléviseur, rivé sur la première chaîne et son ballet de guignols, ça tourne dans le silence de l’assemblée familiale. Hâte qu’on vienne au bout du compte à rebours, avaler deux bouchées de sucre aggloméré – crème et biscuits – puis se coucher après s’être dûment brossé les dents de ces simagrées. Quant aux fêtes plus importantes – en gros : les deux aïds – leurs journées protocolaires, visites aux proches ou la famille, la ville se transformant en rôtissoire à ciel ouvert – pour le grand aïd – ou en usine à gâteaux – pour les petits –, et dans les rues, manifestations d’affections excessives, rencontrer n’importe quel visage à peu près connu débouchait systématiquement sur ces embrassades baveuses.
… par la grâce de mon départ en France, plus de famille – ou si peu – et plus de proches, éventement ou dissipation des « obligations sociales ». Je n’ignore pas que tout ce que je raconte ici est d’une naïveté confondante. La pesanteur de ces choses-la n’a jamais de fin, leur gravité toujours susceptible de vous rattraper par le col, une union, un mariage, une rencontre ou une quelconque liaison qui durerait un peu trop longtemps suffisent à faire rappliquer l’apesanteur des fêtes. Plus de dix années après avoir fait mes adieux à ce cirque me voici rembarqué. Quelques différences depuis, c’est en France que ça passe, ce qui, en soi, ne constitue pas un changement décisif. Simple variation, rien de plus, qui enforcit l’impression de répétition.
Passage par quelques villes – du nord au sud –, des trains et des gares, pas l’habitude de voyager en fin d’année – je l’ai déjà dit – parmi ces gens apprêtés. Voiture 7. Terreur au siège d’à côté. Elle me fixe – dame d’un certain âge – ce livre que je tiens ouvert à l’envers, enfin à l’envers des livres qu’elle voit – lit ? Pas sûr qu’elle lise – d’habitude. Tout émaillé, mon livre, de caractères suspects (à ses yeux). Pas en français, pas même une typographie latine, à la première occasion, changement de siège, en tête de voiture qu’elle se précipite. Par intermittence, elle se retourne, regard qui déborde le dossier, aiguisé par son visage méticuleusement fardé et négligemment masqué.
Arrivées en gares – sud puis nord ou nord puis sud, l’ordre m’est absent –, plus de cafés ni de terrasses, espaces où s’isoler, se contenter alors du jus sombre des machines et leurs gobelets en plastique. Unique parenthèse, seule antichambre qui me sera permise. Ces mêmes gestes, devenus routiniers, prendre le temps de repérer, dans le mouvement permanent que constitue désormais l’espace public, un coin isolé et sans passage. S’y poser. Index, tirer sur le masque et le rabattre sous le menton. Alterner, caféine et nicotine. Pas tant ces deux substances que du temps, à soi. De l’isolement avant l’enchaînement ininterrompu.
(Ré)apprendre les codes. Se défaire de mes habitudes qu’ont aggravées les confinements successifs. Être en société. Toute une gymnastique à redéployer. Deux ou trois fois quelques jours, ici ou là, assis debout, ne quittant que succinctement mes hôtes. Parler. Échanger dans la langue des conversations badines dont les valeurs se trouvent être tout à fait inverses aux miennes. Ce qu’y est désigné par beau, m’est laid. Ce qui m’amuse n’y est qu’ennui. Un code à dérouler. Parler peu, mais assez pour passer inaperçu. Se contenter d’effleurer les sujets, on parle par convention, la parole n’est pas échange en société, c’est du remplissage, combler les vides du silence, on n’y cherche ni l’exactitude, ni un quelconque enrichissement, il s’agit d’être le plus inconséquent possible. « Ne pas heurter », c’est le crédo [1], mais ne pas heurter qui ? Les heurts sont relatifs, ce qui me heurte, moi, c’est justement cette parole dite « sans heurts » ou « consensuelle ». Mais dans ce jeu de la conversation badine, aller à rebrousse-poil de la parole dominante représente le heurt, cette parole n’est que l’autre nom de la norme sociale.
– fais gaffe, là, ça risque d’être important,
– oui ?
– la soirée du 24 ou du 25, va y avoir un moment on va s’échanger des cadeaux…
– ah !… et ?
– tu voudrais quoi ?
– et qu’est-ce que je pourrais bien vouloir, moi ?
– c’est à toi de me le dire,
– là, tout de suite, ce que je voudrais ?
– mais non, t’es bête, qu’est-ce que tu voudrais comme cadeau pour le 24,
– je comprends mieux, bah, heu, je sais pas, c’est possible de pas en avoir ? je veux dire… pas de cadeau,
– ça se fait pas trop,
– et qu’est-ce que j’y peux, moi…
– aller quoi, joue le jeu, pour une soirée, tu peux le faire, non ?
– je regarde ma liste, y a bien quelques bouquins dont j’aurais besoin,
– non, non, je te vois venir avec tes bouquins, c’est pas le genre de trucs qui s’offre à noël, en tout cas dans ma famille,
– ah ?
– oui, ça va être des bouquins super précis et tout, ça correspond pas trop au délire, tu vois ce que je veux dire ?
– pas du tout ! Et rappelles-moi, c’est quand cette histoire de cadeau ? Le 24 ou 25, ça j’ai compris, mais plus exactement ?
– après le repas,
– d’acc’ et à ce moment déballage général, devant tout le monde, c’est ça ?
– oui, oui ça pose un problème ?
– oh non ! Faut juste que je pense à tirer la bonne gueule,
– ça serait sympa,
Tablée où se côtoie de sophistiqués assassinats – ébouillantent, coupe fine, gavage, strangulation, un cadavre farci de cadavre tous deux cuits à points – éventail de tortures à portée de fourchettes, on prend ou pas, on laisse tout en se passant les plats. Stéréotypes des repas goulus où la panse s’épand et déborde au rythme de la tenue de la conversation.
Les vues et les avis ne sont que répercutés, celle-ci a dû entendre ça lors d’un quelconque après-midi où, se forçant à écouter – parce qu’il faut bien s’intéresser à l’actualité – a adhéré à la jactance de tel·le débatteur ou débattrice professionnel·le, l’autre – qui par un désaccord de surface – régurgite des arguments entendus lors d’une matinée où rien à faire s’est mollement penché sur un sujet du moment parce que rien à faire justement – et parce qu’il faut bien s’intéresser à l’actualité –. Faute de mieux, et gavé d’ennui, s’amuser alors à deviner qui écoute quoi, qui lit quoi, mais ça ne dure qu’un temps, vite ça s’épuise les arguments. Dans le monde de la division sociale du travail, chacun sa tâche, émettre des opinions semble en être une comme une autre. Autour de la tablée, on dit qu’il y a des gens payés pour ça, penser aux choses, d’autres à diriger. En gros, c’est le marché qui décide. Ça a bien été digéré, pas aussi bien que le repas, l’enjeu de la division sociale du travail. Pourtant, autour de cette même table, quand les arguments régurgités s’épuisent qu’on en vient – hésitant·es parfois balbutiant·es parce que pas trop l’habitude de parler comme ça sans filet – à ses propres enchaînements, à développer ses vues trop souvent anesthésiées, ça fait de suite plus de sens et d’intérêt. Mais suffit… on arrête là. Nous sommes dans la conversation petite-bourgeoise, ne l’oublions pas, une fois atteinte la profondeur – même minime – une fois les arguments éculés dispensés, on remballe. Ce qui est admis médiatiquement l’est à la table de la conversation badine.
Assiettes et couverts disparus, remplacées par une pelleté de paquets emballés. Combien de larmes et de peines se trouvent accumulés, ici, cristallisées sur cette table ?
On ne peut nier une certaine logique, on dispose des êtres humains, de la nature comme on a disposé des animaux. Sophistication. Ça déballe le tout et se congratule. Aucun compte à rebours, ici, juste moi fixant l’horloge là-bas, ça se terminerait vers minuit m’avait assuré une source bien informée. On pourrait alors commencer à battre en retraite vers la chambre, bailler – pourquoi pas ? – prétexter la fatigue du voyage ou le sommeil. Remonter pas lent. Se calfeutrer, chambre. Une chambre à soi, déjà ça. Repos sommaire et temporaire, ça repartira de plus belle demain dès le matin. Le petit-déjeuner d’abord – seul repas dénué de viande apparemment, mais elles suivront les viandes, bien assez tôt, à profusion. Les alcools aussi, que je ne tiens pas, c’est dommage parce que c’est un bon moyen de tenir la distance de ces assemblées me confie ma source sûre, on fera sans, ou avec très peu, trop peu pour que l’ensemble devienne supportable…
[1] Il aurait mieux fallu écrire, ici, Credo.