En littérature, comme partout, règne de la division sociale du travail, chacun·e s’astreint à la tâche qui lui est assignée, comme dit le proverbe : on peut pas être au four et au moulin. C’est idiot les proverbes, jamais compris que l’on puisse, comme ça, d’un quelconque énoncé, aussi court qui plus est, tirer une vérité. On écrit de la critique ou de la fiction, du poème ou du récit, de la critique ou du poème. On écrit dans un but, précis, tenez, par exemple ce journal, j’ai reçu des tas de courriels où on me demandait : ça sert à quoi ? cherchant à savoir où je voulais en venir ? une personne m’ayant écrit :
– c’est quoi au juste ? de la critique ? de la biographie ? je suis un peu dérouté·e [1], parfois t’écris sur le café qui te manque, d’autres sur la valeur en littérature, une autre fois sur tes lectures quand t’étais gamin, ou encore juste des anecdotes… je comprends pas…
À l’époque où litteralutte et ce journal n’existaient pas, où en sans-abris numérique je balançais mes textes directement sur les réseaux sociaux, on me posait les mêmes questions, celle de la fin, à quelle fin j’écrivais tout ça ? Il y eut même un écrivain, connaissance vague, qui s’interrogeait ;
– C’est un recueil que tu prépares, Ahmed ? Des nouvelles, des textes ? Non mais sérieux, tu peux me le dire !
Comme si impensable qu’écrire puisse être un verbe intransitif [2], il faut une fin, une visée…
– Tu vas le publier, ton journal ?
Passons sur les différentes acceptions du verbe « publier » (j’en ai déjà causé, par ici), n’est-il donc pas « déjà » publié, ce journal, de cette manière, sur le site, dans et par le web ? Comme si l’écrit, ce que l’on écrit n’acquérait de la valeur que par le passage du web au papier. Pourtant les personnes, dont il est question ici, suivent les publications, y réagissent, « likant », « partageant », « commentant » voire en adressant, dans le cas qui nous occupe, un message à la personne qui a écrit, pourquoi ce besoin de validation extérieure, comme si lectrices et lecteurs (c’est peut-être le sentiment principal que j’ai dégagé de mes échanges) avaient besoin d’une validation, que leurs goûts à elles et eux soient validés par une instance, une structure qui viendrait subsumer (englober) les écrits en un objet qu’on appellerait livre validant ainsi le fait qu’ils et elles aient suivi cette personne qui publie sur son site. Histoire de statut, on y est encore et toujours dans le statut, de l’écrivain·e, celle ou celui qui par l’entremise d’une structure qui a validé ce qu’il a produit met à disposition du marché ses productions, celles-ci ne pouvant être acquises que par l’achat et l’argent. La rencontre « directe » entre un texte et un·e lecteurice est illusoire, toujours l’énonciateur (auteurice), le contexte (le support et l’instance sur lesquels ont lit) et le mode (gratuit ou monnayé) [3] qui subsument le tout. Choses bien évidemment dont n’avaient pas (n’ont pas ?) conscience mes correspondant·es numériques, dans et par la norme de la division sociale du travail dans et par laquelle nous naissons et croissons et que nous incorporons, nous sommes astreints à nos places, lecteurieces, d’un côté, écrivain·es de l’autre et entre les deux celleux que l’on nomme les critiques [4], opérant la médiation entre les « œuvres » et les lecteurices. On pourrait, aujourd’hui, rapprocher cette fonction de celle des « lecteurs » de la Grèce ancienne, ainsi ce que l’on pourrait nommer anachroniquement le « grand public » avait accès aux œuvres non par la lecture et la vue, mais par l’ouïe et par la voix d’un lecteur. On parlait de « némein, littéralement « distribuer » (…) ce verbe est peu fréquent au sens de lire » [5], mais il nous permet d’éclairer la fonction de lecteur, dans la Grèce ancienne, ainsi distribue-t-il l’écrit à ceux qui l’écoutent. De même pour le critique qui « distribue » l’écrit à celles et ceux qui le lisent. On ne peut pas être « distributeur » et « producteur » [6]
– Tu fais quoi, toi ? Critique ou écrivain ? Alors oui, y a des écrivains qui font de la critique, mais les tiennes, elles sont détaillées, développées, tu te contentes pas d’écrire quelques lignes comme le font les autres, ça te donne du coup un aspect vraiment de critique et pas d’écrivain…
Il y a cette convention, oui, parler brièvement des autres, quelques mots suffisent, une note de blog par-ci par-là, et on passe à la suite, histoire de rendre la pareille à un· ami·e écrivain, d’aider la structure éditoriale pour et dans laquelle on publie ou une maison amie, mais attention faut pas que ça aille plus loin. Pas risquer de donner « envie » de lire la chose en question. C’est que le critique dont il est question à lui aussi sa production à fourguer ; il y a concurrence interne – même (et surtout) entre écrivain·es publié·es dans la même structure. Et puis développer une analyse publique (aussi sommaire soit-elle) au sujet de ce qu’a écrit son ou sa voisine, c’est risquer que son réseau à soi aille vers le ou la complimenté·e, donc ne pas forcer le trait, surtout pas. Dans la Grèce ancienne, « être lu, c’est (…) exercer un pouvoir sur le corps du lecteur, même à grande distance dans l’espace et le temps. Le scripteur qui réussit à se faire lire agit sur l’appareil vocal d’autrui, dont il se sert même après sa propre mort, comme d’un instrumentum vocale, c’est-à-dire comme quelqu’un ou quelque chose à son service, voire d’un esclave. » [7] On pourrait filer cette métaphore, l’écrivain qui s’aventurerait du côté de la critique mettrait son écriture [8] au service d’une autre, son écriture serait l’instrument d’une autre. À partir de là, son écriture, à lui ou à elle, serait dévaluée par rapport à celle au profit de celle qu’il « sert ».
Bien évidemment je m’inscris en faux contre ce développement, mais il existe, de manière inconsciente, pernicieuse, la figure de l’écrivain·e ce qu’il ou elle est sensé·e faire ou ne pas faire pour ne pas être reconnu·e comme tel, comme on le sait, ce champ, comme beaucoup d’autres, est commandé par l’apparat et l’apparence. Et en parlant de ça, je passe à une autre question récurrente ou plutôt une remarque.
– Parfois ton journal, il fait pas pro’ tu te livres, tu dis que t’as du mal à faire ceci ou cela, c’est touchant, mais ça fait pas toujours sérieux…
Tout en sachant et ayant conscience des différents mécanismes de distinctions qui régissent ce champs de l’écriture et de la littérature, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de s’y conformer pour autant, quel sens ça aurait d’à la fois mettre lumière ces mécanismes, et de l’autre les suivre ? Loin d’être simplement des « jérémiades » dont je pourrais très aisément me passer, au lieu d’écrire sur la peine que me coûtent les réseaux sociaux et les flux, je pourrais parler et évoquer tout autre chose, au lieu de me cantonner à quelques lignes sympathiques (et creuses) sur des écrivain·es et ou des poètes ou poétesses, faire de la vraie critique, ce n’est pas par des discours que l’on fait bouger les lignes, plutôt par des faits, concrets.