Mettre des mots. Faire histoire, une Histoire. Le « h » majuscule n’est pas anodin, saisir en une centaine de pages les lignes de forces d’une Histoire. On n’a pas ce regard quand ça se fait. Que c’est en train de se faire. D’autant moins de regard ; quand on est enfant puis adolescent, d’autant plus dans l’un de ces pays où toute vue est brouillée, passée présent avenir passés par le filtre d’un État ; je veux bien évidemment parler de l’Algérie.
… je viens d’achever la lecture de Histoire de l’Algérie depuis 1988 [J-P Peyroulou, La Découverte] récemment paru, étrange de voir ainsi son vécu inscrit en toutes lettres, de prendre du recul vis-à-vis de ces trente deux années, ce qui correspondent à deux années près à mon âge. Un tissage :
ce que m’a préexisté ; années 88 et 89,
ce avec quoi j’ai cru – fait ma croissance – la décennie 90, ce que je vivais sans trop comprendre, la guerre intérieure ou la guerre civile ou encore comme la nomment beaucoup la « Sale Guerre » qui me semble être une expression intéressante par le pléonasme ou le redoublement qu’elle porte. La guerre, toute guerre implique cet adjectif : « sale », alors je vous laisse imaginer ce qu’est une « sale guerre ».
Les années 2000 où, forcément, je commençais (timidement) à m’intéresser à tout ce qui se tramait autour, ce qu’on nomme communément, et que j’appellerai par commodité : politique.
Il me faudrait dire ici quelques mots de la situation tout à fait particulière de l’Algérien·ne, son rapport à l’Histoire ; on ne la saisit pas et on ne peut s’en saisir. Privatisée, l’Histoire, par l’État, manipulée et utilisée aux fins propres d’une oligarchie d’abord militaire puis économique et politique ; aucun accès à tout ce qui paraît concernant l’Algérie, débats – de la sphère académique jusqu’à la personnelle, en passant par la médiatique – muselés.
« Partis politiques sans militants ni base sociale, journaux sans lecteurs et parfois sans journalistes : le multipartisme et le pluralisme étaient en partie des coquilles vides. » [1]
Le constat est extrêmement dur – surtout quand il vient d’un livre d’Histoire. Mais il recoupe une certaine réalité, on le lisait ; le journal, mais sans trop de conviction quant à ce qu’il nous rapportait, s’attachant plus noms de certain·es journalistes qu’aux titres de presses. À mon sens la métaphore de la coquille vide – dont on trouve quelques occurrences dans le livre de Peyroulou – ne me semble pourtant pas la plus appropriée pour décrire le fonctionnement de l’Algérie. Il s’agirait plutôt de façade et de paraître, façade de démocratie et paraître d’une certaine liberté, sans que rien n’existe derrière. Un écrivain Algérien a su retranscrire cela de manière tout à fait exemplaire (et drôle), Rachid Mimouni [2] dont j’avais lu toute l’œuvre en Algérie. C’est dans Une peine à vivre [Stock, 1991], l’histoire, c’est celle du parcours d’un dictateur. Il y a ce passage en particulier quand, épris d’une française, il l’a fait venir en Algérie. qui s’éprend d’une française au moment de la faire venir en Algérie il demande, ou commande plutôt :
« Qu’une armée de peintres aille cette nuit même enduire de blanc la moitié des troncs d’arbres et des lampadaires qui bordent la route menant de l’aéroport au Palais. Inutile de gaspiller le vinyl. Juste du côté visible. Notre hôte n’ira pas regarder l’envers des choses. Le soleil lui-même ne peut éclairer en même temps les deux faces de notre planète. » [3]
Ainsi en quelques mots se trouve résumé le pouvoir Algérien, façade vis-à-vis de l’autre, de l’étranger, maintenir les apparences et le paraître. Tant que le charme de la façade opère sur l’étranger, que les puissances étrangères trouvent la façade acceptable, supportable, très bien, on continue le jeu. Et sur cette façade, on a gravé un trompe-l’œil, fait accroire que cet État, ce pouvoir lutte contre la terreur Islamiste alors qu’il en est lui, l’un des principaux instigateurs, et ça remonte à loin, à la lutte pour l’indépendance et ce qui en a suivi (on en parlait par ici), la manière dont une minorité s’est arrogée le pouvoir. Une minorité a fait de l’Algérie un État Islamique, a promu l’islam politique, et ce sont ceux-là mêmes qui ont édicté (bien avant la montée de ce que l’on appellera l’islamisme) le « Code de la famille » [1984] qui incluait nombre de lois issues directement de la الشَّرِيعَة Charia.
« … le recouvrement de la lutte politique contre les islamistes par la question féministe était un redoutable piège, auquel certaines féministes françaises cédèrent en soutenant les généraux algériens au nom de la lutte pour la défense des droits des femmes ; et cela alors même que l’« éradication » ultraviolente des islamistes et les dispositions rétrogrades de la charia dans le droit de la famille faisaient à Alger excellent ménage. Une partie du féminisme français se trouva ainsi embarquée dans un combat des plus ambigus, ce qui contribua largement à étouffer la réception médiatique des informations pointant la responsabilité de l’armée dans les massacres de 1997 et 1998. » [4]
Et elle fut belle cette façade, elle fonctionne encore d’ailleurs, l’armée contre les islamistes, le tout sécuritaire comme ultime rempart, ce tout sécuritaire qui a fait advenir tant de traumatismes quant à la parole politique, terreur qui partout se li(sai)t sur les visages, parler politique, de l’état des choses et de l’État ; terreur. On devient alors son propre censeur, geôlier personnel. Je remarque que ça vient, ici en France, avec la surveillance numérique globale. On doute de tout et tout le temps. Cynisme et paranoïa : de toute façon tout est contrôlé, verrouillé, vérolé, à quoi bon ?
Il m’a fallu m’extraire du contexte algérien pour la contrecarrer, cette paranoïa. Et je crois qu’à la lecture d’une histoire au long cours, ainsi tissée, ça l’affaiblit d’autant plus. L’Histoire à portée de pages, et sans en passer par plusieurs langues, plusieurs langues pour en saisir non pas la totalité – cela serait impossible, mais un fil, même ténu. Une parcelle. Et la manière dont ses pages s’entremêlent avec la vie vécue, celle de mon enfance algérienne et de l’appartement familial sans eau courante, où l’eau constituait cette denrée rare dont il fallait disposer précautionneusement (ce pourquoi je m’étais identifiés aux personnages de Dune). Et la raison de ce manque d’eau courante, on me l’avait dite : les barrages algériens étaient envasés à plus 40 %. Enfant puis adolescent, mû par cette paranoïa et ce cynisme qui vous poussent à ne rien tenter de comprendre et ne donner aucune importance à rien, je pensais qu’il s’agissait d’une blague, ça ne pouvait être ça. Pas aussi ridicule, tant de souffrances autour de moi dues au manque d’eau, non, pas possible, pas aussi bête. Refus de le croire. Et lisant cette Histoire de l’Algérie depuis 1988 je retrouve mot pour mot la même explication.
On a une expression en Algérie pour désigner l’état (l’État ?) des choses : بلاد ميكي [pays de Mickey (en référence à la fameuse souris)] pas mieux, je crois, pour désigner ce pouvoir, non pas simplement une série B ou Z, mais un (très) mauvais cartoon.
[1] Jean-pierre Peyroulou, Histoire de l’Algérie depuis 1988, Paris, La Découverte, 2020, p.31.
[2] Il faudrait également évoquer la réception actuelle de Rachid Mimouni qui retient seulement ses positions « d’éradicateur » – ceux qui ont prôné l’éradication ou l’extermination des islamistes donnant ainsi le champ libre à la puissance militaire. Ainsi omet-on de parler de la manière dont Mimouni a dépeint le pouvoir algérien, notamment dans Tombéza et Une peine à vivre. Réception sélective, en somme.
[3] Rachid Mimouni, Une peine à vivre, Paris, Stock, 1991, p.316.
[4] Jean-pierre Peyroulou, Histoire de l’Algérie depuis 1988, Paris, La Découverte, 2020, pp. 191 -192.