Qu’écrire exactement, que faire de ce journal ? Continuer à empiler, plus ou moins au jour le jour, différentes anecdotes, en explorer le sens — s’il y en a seulement un, poursuivre l’écriture de ce quotidien avec plus ou moins d’écart avec le réel, ménageant ici ou là des zones d’ombres que comblent les projections de l’image que mes textes, mes actes et mes interactions renvoient ?

Si j’en reviens au « projet » … non, employons un mot moins encrassé, « l’idée », on va dire l’idée de départ qui m’a fait commencer ce journal, ce fut une question de visibilité et de flux. Écrire et publier, ponctuellement, des textes et les partager sur les plateformes afin d’accéder à une certaine existence, puisque, en toute apparence, sorti·es du cadre des réseaux, nous n’existons pas – plus ? À partir de là, il fallait marchander avec l’environnement exécré [1], ne surtout pas chercher quelque « buzz » ou toute chose assimilable à ce dernier ; ça équivaudrait au fait d’avoir été validé par le réseau – et son algo’. L’idée donc était – est ? – de rester donc présent, (tout relativement) visible sans pour autant mimer les postures les plus communes [2] ; on les connaît les stratégies de distinctions, on pourrait en dresser une liste rapide (et non exhaustive) :

… celle de l’indignation permanente, celle du rire et de l’hilarité qui se veut dérision, mais qui n’est que dérisoire, celle de la vulgarisation (l’une de pires à mon sens) on s’y enrobe de la vertu d’une connaissance – expertise ? pour reprendre le langage médias –, on est là pour diffuser du savoir, débunker, expliquer, ou que sais-je ? quelle portée ça peut avoir au sein même d’un support vérolé ? je ne vais pas m’amuser à toutes les énoncer, les postures, comme pour le jeu social – dit réel –, elles sont multiples…

… bien évidemment, il ne s’agit, en aucun cas, de tenir rigueur à celles et ceux qui les tiennent, ces postures, elles sont suscitées par le support sur lequel nous évoluons toutes et tous… lui-même reflet de nos organisations sociales. Pour ma part, la distinction dans et par l’écriture régulière de textes divers m’était apparue comme la meilleure manière, d’à la fois accéder à l’existence (toute relative) permise par les réseaux et de contrecarrer les stratégies du « post-coup-de-gueule » ou la pratique du partage intempestif d’articles, de l’indignation vide de sens ou encore de cette pratique de la distribution de bons points, « machin·e chouette toujours aussi pertinent·e…etc. » L’idée directrice, donc, était de se concentrer sur un certain plaisir [cognitif] [3] ; empiler des lettres, agencer des successions de mots et enchâsser quelques phrases ; le plaisir de l’écrit, en somme. Pourtant ce sont autant de petites décharges pulsionnelles qui s’évaporaient ainsi, dans l’air et les pixels des réseaux et des publications successives, annihilant le désir de construire, composer quelque chose de plus long, plus conséquent… ère de l’émiettement et du morcellement conjuguée à celle de l’emprise du faire savoir sur tout savoir-faire ; supports du flux avant tout, la communication autour et au sujet de la chose, domine la chose faite.

Une fois tout ça énoncé, vous me concéderez le fait que cela ne règle en rien les interrogations énoncées, et plus précisément la question qui me chiffonne ; que faire de ce journal qui me semble reproduire à sa manière l’un des modes les plus communs ayant cours sur les réseaux ; quoi de plus attendu ? le témoignage faisant partie intégrante des manières littéraires, il était somme toute banal que sur les réseaux, on le reproduise, ce témoignage ou « partage d’expérience » ; manifestation de l’expression d’un « moi » solipsiste… drapée et enveloppée de quelques formules histoire de se distinguer de celles et ceux qui soi-disant témoignent platement et sans imagination de leur vécu… encore et toujours cette histoire de l’écart et de la norme qui poursuit la littérature depuis le XVIIIe. Écrire dans la langue de tout le monde, mais pas comme tout le monde…

Que faire donc de ce journal, sur et autour de quoi le construire ? Sans pour autant perdre de vue que l’un de ses objectifs (assumés) est de maintenir une certaine cadence, un flux, qui permette de rendre effective la visibilité – toute relative. Produire donc, avec un certain volume, un produit – des textes en l’occurrence – qui soient dans une certaine mesure standardisés tout en ayant pour objectif de s’éloigner des différentes postures – tropes – ayant cours sur les réseaux. Vous avez dit aporie ?

Elles sont là, les expérimentations prochaines…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *