Une personne rencontrée par les voies numériques, nous avions pris un café pour discuter, de tout, de ce que nous écrivions chacun de notre côté, de rien. Elle m’avait contacté suite à un papier au sujet d’Édouard Louis, j’en avais pas envie d’en parler pour être honnête, mais bon vu que la personne semblait faire une fixette sur le sujet et qu’elle-même avait publié un certain nombre de billets et de papiers contre cette figure médiatique, bon, pourquoi pas que je me suis dit, discutons ! La personne qui se trouvait alors en face de moi considérait que nos papiers contre Édouard Louis étaient en quelques sortes complémentaires, le mien se focalisant sur des questions littéraires auxquelles elle s’intéressait sans pourtant les maîtriser… tout ça n’a que très d’importance au fond… je raconte ça pour donner du contexte à ce qui va venir, le moment où elle la personne qui m’a contacté, m’a proposé de se rencontrer autour d’un café me demande de but en blanc : t’es qui toi pour critiquer Édouard Louis ?
… pas souvenir de ma réponse ; pas de mots, rien qu’un sourire narquois que j’ai dû grimacer – forme la plus courtoise que prend le mépris chez moi. Ça l’avait poussé, je crois, à expliciter sa question me disant qu’il ne comprenait pas que je puisse opérer une critique à la fois du point de vue littéraire et politique… Il m’avait alors fallu déblayer le terrain, lui qui ne s’arrêtait pas de s’emmêler les pinceaux, n’achevant pas ses phrases, c’était peut-être à cause de la gueule que je tirais à ce moment, peut-être, ou alors que la question lui était venue sur le coup… qu’importe, à force de questions j’avais pu accéder en quelques à une représentation – la sienne du moins – de la littérature… une fois de plus, on y était en plein dans la fameuse conception essentiellement esthétique de la littérature, mais également de la fameuse société disciplinaire, d’une organisation sociale divisée en différentes disciplines ou de spécialisations, comme si les frontières – s’il en existe – entre littérature (art en général) et philosophie politique étaient hermétiques… il était d’autant plus étonnant d’entendre ce type de réflexion venant de la part d’une personne se disant issue de milieux militants, comme si une fois cette chose qu’est la littérature abordée, tout le bagage conceptuel, on débranche l’esprit critique et on traite de ces amas de textes sur lesquels on a plaqué l’étiquette littérature comme une chose défiant les lois du monde social.
Une bonne demi-heure de discussions… cette personne qui m’avait alors appris qu’elle travaillait, parallèlement à ses activités scripturales et militantes, comme libraire ou bibliothécaire, je n’avais pas pu m’empêcher de sourire à l’idée que sa pensée et son esprit se trouvaient compartimentés à l’instar des rayons de l’espace où elle officiait au jour le jour… catégories, compartiments, spécialisations… la profession intellectuelle doit avoir une étiquette, une carte professionnelle ; soit politique, soit littérature…1 et tout ça pourquoi ? Pour retomber sur la question initiale, annihiler d’un revers de main l’ensemble de la conversation qui s’était jusque-là déployée, d’où tu critiques toi, Édouard Louis ?
Intériorisés les discours, la légitimation médiatique et institutionnelle auprès même de celles et de ceux qui se disent à même de les mettre en perspective, qu’en dire ?
Sourire narquois.
- Comment dans ce contexte ne pas penser à Adorno : « Les activités qui prennent pour objet les choses de l’esprit sont entre-temps devenues elles-mêmes des activités « pratiques », où il règne une stricte division du travail, avec ses différents secteurs et un numerus clausus. Celui qui a son indépendance matérielle, et qui a fait ce choix d’une profession intellectuelle par aversion pour les activités méprisables qui rapportent de l’argent, celui-là ne sera guère enclin à accepter qu’il en soit ainsi. C’est pourquoi il sera pénalisé. Ce n’est pas un ‘‘professionnel’’ : dans la hiérarchie des concurrents» il fera figure de dilettante, quelles que puissent être ses compétences ; et s’il veut faire carrière, il faudra qu’il arrive autant que possible à se montrer encore plus étroitement borné que le spécialiste le plus abruti. La propension qu’il a à se soustraire ainsi à la division du travail et le fait que son aisance matérielle le lui permette effectivement dans certaines limites, voilà qui est extrêmement mal vu : c’est là trahir sa répugnance à prendre en compte l’organisation du travail (Betrieb) telle qu’elle est imposée par la société, et la répartition des compétences est trop stricte pour tolérer de telles idiosyncrasies. La sectorisation de la vie intellectuelle est un moyen de la supprimer là où elle ne fait pas l’objet d’une activité sur commande ou professionnelle (ex officio). Et ce moyen est d’autant plus efficace que celui qui rompt avec la division du travail — ne fût-ce que dans la simple mesure où il prend plaisir à son travail — il prête le flanc à la critique dès lors qu’on le mesure aux critères de cette division du travail, alors que ces points faibles sont inséparables de ses points forts. Ainsi l’ordre est assuré : les uns rentrent dans le jeu (mitmachen) parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement ; et ceux qui pourraient faire autrement, ils sont tenus à l’écart parce qu’ils se refusent à rentrer dans le jeu. C’est comme si la classe sociale qu’ont désertée les intellectuels indépendants prenait sa revanche en imposant la contrainte de ses exigences là même où ses déserteurs ont cherché refuge ». Theodor W. Adorno, Minima Moralia, trad. É. Kaufholz & J-R. Ladmira, Payot, 2001 [1951], pp.19-20. ↩︎