Il me salue en terrasse ce vieux, sa tête me dit vaguement quelque chose, une connaissance ? Non, probablement pas au vu du mépris que m’inspire sa trogne… rien d’inhabituel de ce côté, le mépris c’est le sentiment dominant, presque instinctif chez moi… mais lui, c’est différent, il y a autre chose… j’ai envie de le cogner ce con ! Je réponds quand même à son salut, il va, il s’installe à l’autre bout de ce jardin qui sert de terrasse au café adjacent… un habitué de l’établissement sûrement, cet établissement où je traîne à partir de juin et tout l’été… je l’oublie le mec alors qu’il tire de son sac un bouquin ; Gallimard, collection blanche, tout entouré d’un bandeau rouge… il lit… pas possible de se concentrer sur ce que je faisais avant son arrivée… mes rétines elles n’accrochent aucune phrase, et puis je me mets à écrire des scènes où je défonce sa tronche à coup de pied de biche… oui, oui, c’est récurrent chez moi le pied de biche. La première arme qui me vient à l’esprit, c’est systématiquement le pied de biche ; je m’imagine alors, ça m’arrive aussi d’en rêver, fracasser des crânes au pied de biche. Pourquoi pas un marteau, une pioche, une pelle… pourquoi précisément un pied de biche ?
Peut-être parce que c’est gracieux une biche, délicat, et s’imaginer fracasser des têtes à l’aide d’un instrument au nom si doux nom, pied de biche, une forme oxymorique de la violence ; tension entre la gracilité de l’image et la brutalité du geste, peut-être… à vrai dire, je ne me suis jamais servi d’un pied de biche, je crois n’en avoir jamais tenu un dans mes mains ; plus que ça ! Je me demande même si je n’en ai jamais vu un, pour de vrai… d’où que ça vient alors, ce pied de biche ? Et puis ça ne répond pas à ma question rapport au croulant qui lit à l’autre bout du jardin et qui lance dans ma direction des regards obliques… je ne sais pas… peut-être que j’avais dû l’entendre dire une horreur ; recracher les discours de quelques chaînes d’info’ en continu… je l’ignore… mais l’idée du pied de biche dans sa petite gueule, pas possible de l’enlever ça ! me lever, marcher lentement vers lui, tenant fermement le manche métallique éprouvant sa froideur, dire bonjour, attendre qu’il termine la phrase qu’il lit, qu’il relève les yeux et la tête vers moi et… bam ! Dans la tronche, en prenant soin de bien viser le pont de sa monture épaisse, le petit arc là qui relie les deux verres de ses lunettes…
Mais oui… Ça me revient maintenant ! Je sais d’où que ça vient cet imaginaire du pied de biche… l’arme iconique de Half life… l’enfance, les étés léthargiques à Oran, le soleil qui écrase tout dehors, les volets sévèrement fermés, la combinaison clavier/souris et les yeux englués à l’écran… du FPS [First Person Shooter], vue subjective, à la première personne, et ce pied de biche au début du jeu, avant de disposer d’armes plus conséquentes… OK pour l’introspection, l’imaginaire personnel, mais quid du vioc là-bas ?
Après avoir enchaîné une bonne dizaine de tentatives d’écriture qui toutes décrivaient une scène de fracassage de crâne en public, des textes qui alternaient les approches : de dos, de biais, les modes par surprise ou engageant la conversation, variant également les zones d’impact, front, arrière du crâne ou tempe droite – je dois dire que la gauche a ma préférence… ça m’est revenu d’un coup, je me suis souvenu pourquoi ce vieux m’inspire cette envie de lui défoncer son crâne !
… pour ça faut revenir à l’année dernière même lieu, au mois d’août, calme plat, la ville déserte et désertée… moi, comme à mon habitude, terrasse, ristretto, ordinateur et pile de bouquins posée sur la table, alors qu’il s’était installé à deux tables de moi, un livre en particulier son attention Faire l’auteur en régime néo-libéral [dont je vous ai parlé par ici]… il m’a alors abordé, me questionnant au sujet de ce titre qui l’intriguait… pourquoi auteur ? pourquoi néo-libéral ? quel lien entre être auteur et le néo-libéralisme ? S’en est suivi un débat, le sempiternel débat reprenant les liens entre littérature et politique… toujours cette manière d’appréhender la littérature comme une épure… détachée de ces conditions sociales de productions… a fortiori par rapport au fait que je me trouvais face à un de ces auditeurs assidus de France Culture et des émissions « littéraires »…. il en avait posé des questions… du type et comment un système politique peut-il influencer la littérature ? Comment un système économique modifie-t-il l’écriture… tout un ensemble de questions auquel j’ai tenté de répondre le plus précisément possible, il souriait parfois, hochait positivement, objectait d’autres fois, je répondais, réargumentait…etc. Et puis, au bout de deux heures de parlotes, deux heures durant lesquelles j’avais des milliers d’autres choses à foutre que de répondre aux questions d’un admirateur de Finkielkraut… y a son téléphone qui sonne, il décroche, oui, oui, je suis au café là, oui, oui, le café du jardin, je t’attends… eh bien, je vous remercie monsieur pour cette conversation, vous m’avez bien diverti…
Diverti, Di-ver-ti… ces deux putains d’heures, à parler sérieusement, expliquer, tenter d’être le plus pédagogue possible, exemplifier et serrer les dents se mordre la lèvre inférieure pour enjamber le dégoût et le mépris suprêmes qu’il m’inspirer pour le… divertir… un divertissement comme un autre, un passe-temps, à l’instar de ces émissions culturelles qu’il écoutait, les pseudo’s philosophes ou que sais-je dont il aimait entendre les discours inconséquents, l’espace de quelques minutes, j’avais joué ce rôle pour lui… ma parole, du divertissement… un pied de biche dans la gueule, fracasser ce crâne, y aller gaiement sans risque aucun d’éclaboussure, ‘toute manière c’est évident… absolument rien dedans !