À quelques nuances près, les journées s’organisent de la même manière, réveil tôt, transport, travail et reflux vers cet espace qu’on nomme « chez soi » ; l’était-ce vraiment, « chez lui » ? dans la mesure où – dans son cas, du moins – il payait pour en jouir inadéquatement, n’ayant ni le temps de l’aménager à sa convenance, ni celui d’y traîner, y écouler ses journées – à lire pourquoi pas ? plus sûrement scotché devant l’écran ou à simplement hanter les deux pièces qui composent ce dit « chez soi », ou, tentons cette dernière hypothèse, se poser quelques heures sur un siège à scruter l’horizon qui se profile. S’il voulait disposer de ces mètres carrés, des clés qui les ouvraient, pas le choix, dans l’obligation de quitter ces lieux justement en vue d’aller quérir de quoi les payer ; peut-on encore parler d’un « chez soi » dans ces conditions ?
Le temps, rare il faut dire, qu’il y passait, combien ? À peine 3 heures, sans compter les heures allouées au sommeil, temps relevant d’un tout autre espace, construit à partir de là où il passait le plus clair de son temps – donc pas « chez lui » – et plus exactement ces bureaux auxquels il se rendait afin de payer sa subsistance, cet espace loué à un prix déraisonnable au vu de la qualité du bâtiment, de son isolation, de l’exiguïté du lieu… 3 heures donc, voire 4 par jour, il était au contact de ces deux pièces + cuisine + salle de bain et toilettes, on en retranche une première pour le réveil, ce petit-matin où l’on n’a pas encore tout à fait quitté le sommeil, où déjà se profile l’optique du départ vers le travail, tout y est utilitaire, tendu vers le départ ; idem concernant son retour à l’appartement, glissant délicatement la clé dans la serrure, le décor à la fois familier – par son itération – demeurant tout de même étranger – n’ayant jamais le temps d’en explorer le moindre recoin – découvrant, au hasard d’un usage purement utilitaire des lieux, la forme ou la couleur d’un pan de mur, ces dépôts étranges à la base des fenêtres, sur lesquels il passe un doigt hésitant s’assurant de leur nature, ou encore les moulures au plafond entourant l’ampoule qui pend, solitaire…
Une fois rentré, il s’assied ; ouverture de l’écran, tapotements du clavier, démarrage du marathon de divertissement – oubli, oublier et ce qui s’est achevé et ce qui va advenir dès le lendemain. Entre l’épreuve d’aujourd’hui, surmontée, et celle du lendemain ; noyer tout ça. L’appareil continue de tourner, des images et des sons, il ira côté cuisine se préparer un p’tit quelque chose à grailler, reviendra bien vite avec, devant l’écran, le redoublant cet écran par celui qu’il tient dans le creux de sa main, oubli sur oubli ; est-ce toujours du temps à lui ?
D’une toute autre manière, avec ses mots à lui, c’est ce qu’il raconte au premier invité qu’il reçoit depuis des mois, un jeune homme à la triste mine, cheveux mi-longs plaqués à l’arrière, un élastique les enserre, ça fait une queue qui tient plus du lapin que du cheval. L’hôte, ayant peur de lasser son invité, tente d’abréger le récit de ses tracas quotidiens, plainte toute contenue contre la fatalité ; c’est comme ça, la vie, pas vrai ? Qu’est-ce qu’on y peut, hein ? Son invité, serrant la tasse remplie aux trois-quarts de café instantané, l’écoute, répond que non, non, le café, ça me va parfaitement, il trempe ses lèvres dans le liquide maronnâtre, il est bon en plus ! assis sur le canapé à quelques pas de l’entrée, une légère brise glacée, venue du dehors et qui a grimpé le premier étage, lui caresse la joue gauche. Il y colle la tasse de café, la réchauffer cette joue, tandis qu’il scrute son hôte qui évolue maladroitement dans cet espace qui est pourtant sien – tant qu’il en paye les traites mensuelles du moins. Cet hôte qui, dans l’hypothèse, farfelue, où il disposerait de temps pour lui, s’interroge et demande à son invité : qu’est-ce que j’en ferai, hein ? m’écrouler devant l’écran ? juste dormir ? voyager, et pour voir quoi ? autant travailler et mettre de côté… une fois que j’en aurai assez, là, crois-moi, ça va pas rigoler…
Au fil de ces mois et de ces années de course effrénée, d’allers et retours ininterrompus entre son lieu de sommeil et celui de son travail, quelle place pour sa manière d’être ? S’est-elle seulement exprimée ? Libérée des ordres, des tâches ? de l’énergie dépensée à perte, et de la décompression qui suit, récupération de cette énergie dans l’optique de mieux la dilapider, le lendemain, le surlendemain, la semaine qui suit, plus rarement. Existait-elle encore ?
… ça va pas rigoler, et p’is quoi encore ? qu’est-ce que je vais faire, honnêtement ? ‘vais m’emmerder, et c’est tout ! qu’est-ce qu’y aurait à faire, ‘toute façon ? Autant gagner du fric, non ? Quelques instants auparavant, il avait pris place sur le fauteuil de bureau ; maintenant, il fait les cent pas, ne sait où se poser, se saisit d’un chaise en plastique qu’il déplie, s’y assied, coudes sur le dossier, je sais pas pourquoi je te parle de ça, moi, pour une fois qu’j’ai un invité, faut que je le bassine…. Le concerné récuse d’un geste poli, t’es sympa, dis-moi, tu veux pas un truc à grailler ? attends, je dois avoir quelques p’tits gâteaux qui traînent dans l’placard…’tain, y a rien, désolé, j’aurais dû checker ça avant… attends, j’ai des cacahuètes, mais ça va pas avec le café…Contournant la table au centre et les deux chaises, il s’affale sur le canapé, à l’opposé de son invité, ça te dérange si je fume ?
– c’est chez toi… fais comme si…
haha, très drôle, non, mais sérieusement, la clope, je sais que ça va me buter, je devrais arrêter, au moins ralentir, ça je le sais, mais à quoi bon ? Hein, à quoi bon ? Quand tu sais pas ce que tu vas faire de ta vie, hein ? Une brise fraîche s’engouffre dans la pièce, ça se mélange rapidement à la fumée âcre de la cigarette allumée en trois étincelles de briquet, qu’est-ce que t’as ? Je t’ai connu plus en forme, plus bavard que ça ? Un problème ?
– … aucun
– alors quoi, tu veux pas parler ? T’en penses quoi de ma situation, tu m’dis même pas un truc du genre « je te l’avais dit », t’adores faire ça, d’habitude, non ?
– rapport à quoi ?
– … le travail et tout, tu te rappelles pas ? Quand je l’ai commencé, ce boulot, que je t’avais dit que j’y allais pour le fric, pour m’en mettre de côté et qu’après je penserai au reste, et que toi, tu m’avais prévenu, oh, ça doit dater maintenant, je me rappelle pas exactement, mais tu m’avais dit un truc du genre, « attention à pas te perdre en chemin »…
– et ?
– tu peux me le dire, maintenant, fanfaronner, « je t’avais prévenu »… je te tends la perche,
– y a pas de quoi s’en vanter,
– ah bon ?
– … on est immigré, on a connu la galère d’ici et de là-bas, quoi de plus normal que d’essayer de se caser, vivre peinard ?
– on a quasi le même parcours et toi, t’as pas fait ce choix… c’est super prétentieux, quand même, le sous texte, grosso modo, c’est que monsieur n’est pas comme tout le monde, c’est ça ?
– c’est pas…
– … ce n’est pas ce que monsieur voulait dire, j’ai mal compris monsieur, c’est ça ?
– oui et non, enfin non, non, c’est moi qui me suis mal exprimé, c’est juste que moi je suis incapable de faire ou même de tenter ce que t’as fait…
– des compliments, je dois m’inquiéter, là ?
– … c’est que… le travail pour moi, sur le long terme, c’est impossible, dans le sens, j’ai incapacité, j’en suis incapable, tu comprends ?
L’hôte se lève alors, avance vers la fenêtre, écrase puis frotte la cigarette contre le garde-corps, éjecte le mégot d’une pichenette, tu sais quoi, on va en rester là, jamais on aurait dû reprendre contact…