Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



La molette de la souris a changé de fonction dans l’open space, avant tu l’utilisais pour faire défiler l’écran et les annonces qui s’y étages, maintenant la molette de la souris tu la fais rouler en laissant ton index sur la touche contrôle – ctrl pour les intimes – et elle te sert alors surtout à zoomer sur des photos mal cadrées, mal éclairées, tu n’y verras rien d’autre qu’un dégueulis de pixels qui va absorber toute la surface de l’écran, tu dézoomeras, ensuite tu re-zoomeras, tu alterneras entre les deux, en essayant chaque fois de superposer mentalement les deux images histoire de voir à quoi correspond cet amas de pixels couleur verdâtre, et l’autre orangé. Après une telle expérience, tu saisis d’autant mieux les foutaises qu’on te sert dans les séries policières américaines… Les experts ou des conneries dans le genre, avec des zooms d’images de caméras de surveillances pourraves, qu’une gentille barre verticale sortie de nulle part va progressivement rendre de plus en plus nettes. Sur le plateau, y a pas ce type de technologie ; à savoir si ça existe d’ailleurs, si ce n’est pas une autre manière d’assimiler l’informatique à de la magie. Procédé scénaristique bien trop connu, avec l’image d’une meuf ou d’un mec lunetté qui te tapote son clavier pour t’ouvrir tout un tas de portes et déjouer les systèmes de sécurité, assimilation de l’informatique et de la magie ; le paroxysme de cette assimilation, on le trouve dans le jeu vidéo, et plus particulièrement dans Cyberpunk 2077, où la figure du hacker, ça devient carrément l’équivalent du mage dans les jeux de rôle classiques. Bref, on zoome et re-zoome sur des sacs, des chaussures, des vêtements, et on se demande, ce produit est-ce un original ? Un produit manufacturé par la marque mentionnée dans l’annonce – ce qu’on échoue à déterminer malgré qu’on s’est esquinté les rétines – il s’agirait de toute façon de l’imitation d’une imitation parce que ce qui est réel, in fine, c’est bien l’idée de ce produit, née de l’imagination de quelque concepteur et transmise à des consommateurs par le biais de tout un appareil symbolique ; la publicité. Partant de ce principe, ne faudrait-il pas également refuser les annonces concernant les marchandises produites par la marque elle-même ? Elle aussi des contrefaçons, contrairement à ce que dit la pub’, cette paire de chaussures ne va pas te transporter dans les airs, cette chemise elle ne sera pas un aimant à meuf… Par contre, si on se place dans une perspective non platonicienne, il s’avérerait que ce produit n’est pas une contrefaçon, car il n’imiterait pas forcément un supposé original, il s’agirait seulement et uniquement d’un sac produit à de tout autres fins… on supposer que celles et ceux qui veulent se procurer ce produit s’en contrefichent de la marque, de son histoire et de son soi-disant savoir-faire… que ce que veulent les gens, avant tout, c’est simplement un truc où enfiler leurs pieds pour marcher, un objet qui ne servirait qu’à transporter leurs affaires en sortant de chez eux. Ne sachant finalement quoi en penser, ni de l’originalité du produit et ni ce débat destiné à faire diversion dans la redondance des tâches, on valide et on passe à l’annonce suivante jusqu’à sa première pause, celle de 17 heures. 15 minutes ; les équipes du matin et de l’après-midi s’y rencontrent, échangent au pied du bâtiment abritant les bureaux de Dataroom Center. Tendues en ce moment les conversations, que de boulot qu’on parle, et des cadences qui baissent et des contrefaçons qu’on n’arrive pas à détecter, au pif qu’on s’y prend : — moi ? Je me casse même plus la tête, je fais du am stram gram entre les boutons valider ou refuser l’annonce… — mais c’est pas sérieux ? — qu’est-ce tu veux que je fasse, j’y vois rien à leur putain de photo’s ! — oui, mais y a des procédures… — moi je fais pareil qu’elle, on y voit rien et les sup’ ils veulent rien entendre… — quoi ? Tu va pas me dire sérieusement que t’arrives à voir quelque chose, toi ? — non, mais j’essaye de faire au mieux… — continue comme ça et c’est ta prime de cadence qui va y passer… — ça peut aller vite hein, on va te dire que ta cadence est basse et après les emmerdes commenceront… — De toute manière la cadence de tout le monde a baissé… — sauf un ! — ah bon, c’est qui ? — à ton avis ? — ah non, pas lui ? Immanquablement les regards se tournaient vers lui qui fumait son clope ayant pris soin, comme à son habitude de se mettre à bonne distance d’elles et eux, regard vague et dodelinant au rythme de la musique qui filtrait de son casque étroitement vissé… — il nous fout toujours dans la merde, lui… — comment il fait pour qu’elle baisse pas sa cadence ? — ça vient d’où le am stram gram, à ton avis ? — Tu crois qu’il ferait ça, le monsieur parfait ? — Je vois pas d’autre explication… — Vous êtes sûrs de vous, parce que c’est grave, hein ? — bah tu sais le genre de mec que c’est, il parle à personne… — surtout que l’autre taré fan de manga est parti, là, vraiment tu l’entends plus… — mais vous l’avez vu faire ? — je vais le stalker, le mec, j’ai aut’ chose à foutre… — non, mais faut le dire aux… — chhuut, il vient vers nous… — t’inquiète, il entend rien, il écoute sa musique à fond… — attends, je vais lui parler… — hé… salut… — il t’entends pas… — comment je fais alors ? — je sais moi, tapote-lui l’épaule… — hé… ho, attends… — mais c’est qu’il marche vite en plus ! — … — ah voilà, elle y arrive… — tu crois qu’il va la calculer ? — non, il n’est pas si méchant qu’il en a l’air… — chut… il enlève son casque… — salut… — ça va ? — oui, ça va, ça va, si on veut… on parlait entre nous, rapport aux cadences et tout, et je voulais te demander, elle a baissé la tienne, depuis qu’on a commencé avec ces conneries de contrefaçon ? — oui, oui, un tout petit peu… — juste un tout petit peu ? — j’en fais en moyenne 5 de moins par heure… — cinq ? c’est tout ? Du coup, tu ne te prends pas trop la tête avec les trucs de contrefaçon, c’est ça ? — J’essaye de regarder, mais je fais pas de miracles, on n’y voit rien dans leur bouillie de pixels… — du coup tu t’en fous et tu passes à aut’ chose, c’est ça ? — non, non j’essaye vraiment de regarder en détail… — et comment ça se fait que ta cadence elle ne baisse pas plus que ça si tu prends ton temps ? — ah ça, c’est juste que je mets la max’ sur le reste des annonces… — comment ça la max ? — bah, j’ai trouvé un moyen pour valider hyper rapidement… j’utilise plus trop la souris, je fais tout avec le clavier… — même le zoom ? — oui, oui, tu fais contrôle et + et tu l’as ton zoom… — ah ouais ! — je pourrais te montrer si tu veux… — non, non ça ira, ça ira, moi j’ai terminé ma journée, je rentre… — demain, peut-être ? — oui, oui, c’est ça, demain… bon je dois y aller, à demain ! — à demain ! — ‘tain il me fout les jetons ce mec… — mais ça va, tu t’en es bien sorite… — tu le crois du coup ? — je sais pas… — j’suis sûr qu’il a trouvé un truc pour les contrefaçons et qu’il veut pas nous dire… — tu crois ? — c’est un geek, t’as vu comment il est calé dans tout ce qui est informatique ? — oui, et ? — sûrement qu’il a une option et qu’il veut se la garder pour lui tout seul… — pourquoi il ferait ça ? — bah pour briller, pour prouver à tout le monde et aux supp’ qu’il a besoin de personne, que c’est l’meilleur…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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