Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
… pas si différent de l’usine, l’open space ; en lisant la fiche de poste modérateur on pourrait croire que c’est un truc super chiadé et tout, alors que non, pas du tout, parce que si tu y regardes de près, de très près même, tu te rendscompte que c’est simplement du travail à la chaîne, ou du travail à la ligne comme on dit aujourd’hui, tout ce qu’il y a de plus classique. La différence c’est qu’au lieu d’avoir les ouvriers comme ça visuellement alignés avec les produits ou les pièces qui glissent sur un tapis roulant, bah chaque modérateur est ficelé à un ordinateur avec les annonces qui défilent à l’écran. La tâche du modérateur ça va être donc de contrôler que l’annonce – le produit quoi – entre en conformité avec les critères préalablement fixés par l’entreprise – les fameuses CGU dont on parlait tout à l’heure.
À partir de ce premier tableau, on peut se poser la question suivante, si les modérateurs ne sont là que pour contrôler la qualité des annonces, qui produit la matière première sur laquelle travaille le modérateur ? Les utilisateurs du site, celui ou celle qui, disposant d’un bien à vendre ou à louer, d’un service à offrir ou requérir, a créé alors un compte, qui a pris une photo ou l’a piochée sur une banque d’images, écrit un petit texte puis a balancé le tout sur le site. À première vue, ça n’a l’air de rien, mais prenez en compte le fait qu’un site important de petites annonces, ça compte des dizaines de millions d’annonces disponibles. Ensuite, multipliez le temps et les efforts que ça prend, individuellement, de poster une annonce avec ces dizaines de millions. Annonces qui sont la substantifique moelle de ces sites, sans les annonces, ils ne pourraient fonctionner, ils n’auraient aucune utilité. Vous mesurez alors l’exploitation, la mise au pas, dans le plus grand des clames et la banalité la plus totale, de la force de travail, de la main-d’œuvre gratuite, ou quasi, qui te fabrique sans arrêt et sans presque rien demander en retour le produit que tu vends, toi, il te suffira juste de faire le contrôle qualité, et ça passe d’abord par le filtre d’un algorithme qui va valider les annonces les plus simples à traiter, celles qui comportement des complications, elles basculeront sur les modérateurs humaines, basés en France mais surtout dans d’autres pays à la fiscalité plus souple.
Ça, c’est le deuxième tableau, mais ça ne s’arrête pas là ! C’est que vu que l’offre de produits disponibles ne cesse de s’enrichir, ça fait gonfler mécaniquement le nombre de visites, puisqu’on sait que sur tel ou tel site, y a beaucoup d’offres, alors on va voir, continuellement, et donc le trafic du site ne fera qu’augmenter à son tour. Jeu de dupes, d’intermédiaires, de parasites qui viennent se s’agglutiner à des opérations qui pourraient somme toute se passer d’eux ; il serait tout à fait envisageable pour ces utilisateurs de ne pas user de ce site, les opérations pourraient s’effectuer par de tout autres moyens, une brocante, un vide-grenier ou un site non marchand. Mais on n’y est pas, on est bien dans un site marchand qui tire un bénéfice économique par la mise en relation d’une personne désirant vendre son bien et d’une autre voulant acquérir ce même bien, à partir de là, deux options s’offrent à l’opérateur pour rentabiliser son activité, soit il va prélever à l’acheteur – voir au vendeur – une petite somme, bien calibrée pour qu’elle ne soit pas dissuasive – ou alors, deuxième option, vendre les utilisateurs du site. C’est là qu’opère la magie, le twist ; le produit mis en vente par le site, ce ne sont pas ces millions d’annonces, non, non, le produit, la vraie marchandise se sont plutôt les deux parties qui sont mises en relation sur et par le site, ces deux-là en se rendant sur le site pour remplir leur rôle respectif, verront leur écran pollué par des annonces d’un tout autre type ; publicitaire. Deuxième lame du rasoir qu’on n’a pas vu venir, l’exploitation des données personnelles et plus particulièrement celles des recherches au sujet de tel ou tel produit qu’ils auront tenté de dénicher sur le marché de l’occasion ; sera fournie aux régies publicitaires une liste d’acheteurs frustrés de n’avoir pu combler leur désir consumériste. On serait tenté de résumer tout ça par l’expression convenue : si c’est gratuit, c’est vous le produit. Expression tout à fait fallacieuse, ça sous-entend que toute chose requiert une contrepartie ; vision dramatiquement marchande. Les choses ne sont jamais aussi binaires ; dans un sens comme dans l’autre.
Si les annonces ne représentent pas la marchandise du site, à quoi servent ces modérateurs et leurs clics répétés ? ces agents qui se spécialisaient, au fil de leurs clics, dans le traitement de tel ou tel type d’annonces, une telle qui savait tout ce qui avait trait aux jeux vidéos, un tel qui était intarissable au sujet des voitures, d’autres qui avaient une idée du prix du mètre carré – à la location ou à la vente – partout en France… de par leurs existences, leurs parcours et expériences ; chacun et chacune se spécialisait dans un domaine, un type de produit… détectant les fraudes et autres arnaques. Les photos et les prix sont des indices élémentaires pour ces apprentis Sherlock’s… trop alléchants pour que ça soit vrai. Même si la question de la fraude sur le site avait été évoquée marginalement lors de la formation, au fil du temps, c’était devenu une priorité… au-delà de la stimulation intellectuelle que pouvait constituer ce type d’analyses, permettant alors aux forçats du clic d’autres compétences, c’était également une manière pour elles et eux de trouver une utilité sociale à ce temps et ces efforts consacrés au jour le jour au site par-delà les règles opaques du traitement des annonces… opaques seulement si on se plaçait du côté des employés… parce qu’à bien y regarder, ces règles avaient un sens bien concret, celle d’une part de cadrer avec la loi, et se prémunir de toute infraction, d’autre part de rester en bons termes avec les différentes marques et autres lobbys ; l’étrange règle au sujet des couches-culottes prenait du sens, elles qui ne pouvaient être vendues en paquets fermés, on avait appris de l’un des responsables du site qu’il s’agissait d’un accord passé avec une célèbre marque de couches-culottes afin que le marché de l’occasion ne puisse faire une concurrence – considérée comme déloyale – au marché du neuf. On ne pouvait faire sans ses accords avec les marques et autres groupes, puisque la profitabilité économique du site n’était garantie que par la régie publicitaire ; les entreprises donc.