Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’être forcé à travailler, il veut penser le travail, sa centralité. Alors il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
… pas si différent de l’usine, l’open space. En lisant la fiche de poste de modérateur, on pourrait croire que c’est un truc super chiadé, alors que bon, au final, c’est que du travail à la chaîne tout ce qu’il y a de plus normal. La différence, c’est qu’au lieu de voir comme ça, directement les ouvriers qui triturent des pièces sur la ligne de production, avec des bidules qui glissent sur le tapis roulant, là, t’as juste des modérateurs ficelés à leur ordinateur, c’est là que tout se passe, là qu’elles défilent les annonces, que tu les lis, que tu les chekes que les annonces, si elles entrent ou non en conformité avec les règles du site.
À partir de ce premier tableau, on peut se poser la question ; si les modérateurs ne sont là que pour contrôler la qualité des annonces, qui produit la matière première sur laquelle travaille le modérateur ? Les utilisateurs du site, le mec ou la meuf qui a un truc à vendre, à louer, un service à offrir, à requérir. On se crée alors un petit compte sur le site, on écrit un petit texte puis on balance. Dit comme ça, ça n’a absolument l’air de rien, ça prend quoi ? Une dizaine de minutes à peine… mais rapportez ça au nombre d’annonces qu’il y a sur le site, des millions, des millions de dizaines de minutes rien que pour mettre du charbon dans la locomotive du site. Vous la mesurez l’exploitation ordinaire ? La mise au pas, dans le plus grand des calmes, de la force de travail ; main-d’œuvre gratuite, ou quasi, parce que faut quand même bien payer les frais de gestion du site, main-d’œuvre qui te fait sans arrêt et sans rien demander le service que tu proposes. Toi, posé, tu n’auras qu’à trier, d’abord grâce à l’algo’, puis ça sera au tour des petites mains que tu payes une misère.
Ça, c’est pour le deuxième tableau. Un site avec tout plein d’annonces, des pelletées de marchandises disponibles, ça fait mécaniquement gonfler le nombre de visites sur le site, puisqu’on sait que c’est là, qu’on aura le plus de chance d’obtenir ce qu’on croit vouloir. Du coup, c’est tout le trafic du site qui ne fera qu’augmenter. Jeu de dupes, d’intermédiaires, de parasites qui viennent se s’agglutiner à des opérations qui pourraient somme toute se passer d’eux ; ça serait carrément envisageable pour ces utilisateurs de ne pas utiliser ce site, les opérations pourraient s’effectuer par de tout autres moyens, une brocante, un vide-grenier, voire un site non marchand. Mais ce n’est pas le cas. On est bien dans un site marchand qui tire un bénéfice économique de la mise en relation marchande entre deux personnes, à partir de là, deux options s’offrent à l’opérateur pour rentabiliser son activité, soit il va prélever à l’acheteur – voir au vendeur – une petite somme, bien calibrée pour qu’elle ne soit pas dissuasive – ou alors, deuxième option, vendre les utilisateurs du site.
C’est là qu’opère la magie, le twist ; le produit mis en vente par le site, ce ne sont pas ces millions d’annonces, non, non, non, le produit, la vraie marchandise ce sont plutôt les deux parties qui sont mises en relation sur et par le site. Ces deux-là, quand elles tapent l’adresse sur leur barre URL, leur écran sera vérolé d’annonces d’un tout autre type ; publicitaire. Et ça, ce n’est que le début parce que la deuxième lame du rasoir, qu’on ne voit pas venir, c’est la question des données, et plus particulièrement celles qui concernent la marchandise que t’as cherchée sur le marché de l’occaz’, que t’as hésité à acheter. Ces requêtes que t’as sagement tapées sur ton ordinateur, elles vont direct aux régies publicitaires qui auront à leur main, dans leur main, une liste d’acheteurs frustrés de n’avoir pu combler leur désir consumériste. On serait tenté de résumer tout ça par l’expression convenue, si c’est gratuit, c’est vous le produit, fallacieuse surtout, ça sous-entend que toute chose requerrait une contrepartie. Vision dramatiquement marchande.
Si les annonces ne représentent pas le produit que commercialise le site ; à quoi servent du coup ces modérateurs et leurs clics répétés ? Alors oui, ça permet de virer des trucs interdits à la vente, genre de la drogue ou des armes, de détecter deux-trois arnaques par jour. Ça flatte le modérateur qui se prend alors pour une sorte de Sherlock, ça met en valeur les compétences du forçat du clic qui trouve alors une utilité sociale au boulot abêtissant qu’il fait. Mais le modérateur, il ne se pose pas la question par rapport à certaines règles opaques, qu’il exécute faut dire, sans trop se poser de questions. Ces règles de modération, faut dire qu’elles ne sont obscures que pour les employés, de l’autre côté du miroir on sait parfaitement ce qu’on fait ; une question de rapports commerciaux, de lobbying. C’est que sous cet angle que le modérateur pourrait saisir la règle la plus étrange sur le plateau, celle qui concerne les couches-culottes qui ne peuvent être vendues en paquets fermés. Tu appris, lors d’une rencontre avec le responsable du site que cette règle, elle avait pour origine un accord passé une célèbre marque de couches-culottes, histoire que le marché de l’occaz’ ne fasse pas concurrence au marché du neuf, que les parents qui avaient accumulé des puits sans fond de couches ne puissent pas les revendre sur le site.
Si à ce stade vous vous demandez, mais pourquoi le site passe des accords comme ça, n’est-ce pas son intérêt d’avoir le plus d’annonces disponibles ? C’est que vous aurez oublié un maillon de la chaîne, que la profitabilité du site, elle dépend avant tout de la régie publicitaire, des marques donc qui sont prêtes à mettre des sous pour faire apparaître leurs produits. Vous le saviez pourtant que le produit à vendre c’était les gens qui passent sur le site, non ?