Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
Minuit 30, plus qu’une limite, une frontière ; ne jamais la dépasser. Il a programmé une alarme quotidienne sur le téléphone, minuit 15 que ça vibre, à partir de ce moment, top chrono : 15 minutes pour se dépêtrer du débat ou de la conversation en cours, une zone tampon. Pourquoi il part systématiquement à minuit trente, lui ? Ça tracassait pas mal le reste du groupe qui lui poursuivait ses discussions byzantines jusqu’à la fermeture du bar. On avait plusieurs fois essayé de le retenir ; il bégayait alors, merci c’était sympa j’dois filer. On lui demander alors pourquoi il devait filer ? Là son visage se fermait et il bredouillait, ça tranchait avec son élocution habituelle, claire et presque mécanique. On l’emmerdait pas davantage, on le laissait filer, on se disait que c’était peut-être une question de transport… c’est vrai qu’il était le seul du groupe à habiter en banlieue et que le dernier RER il était à 1 heure 15. À partir de là, on a commencé à lui proposer de dormir chez l’une ou chez l’autre ; canap’s, clic-clacs et autre matelas gonflables, ça manquait pas. Refus. Puis on s’est mis dans la tête de le raccompagner jusque chez lui, en bagnole s’il vous plaît, toujours rien ; j’dois filer qu’il disait. On en était même venu à se cotiser pour lui payer la course. Toujours ce visage qui se ferme, les yeux baissés, un disque rayé ; merci c’était sympa j’dois filer. Mais filer où ? C’était bien ça la question ! Alors, on l’a filé plusieurs soirs de suite, on l’a suivi, à quelques rames de distance on a pris la 2 puis on a changé avec lui à Stalingrad pour enchaîner avec le RER E pour ensuite descendre à Noisy-Le-Sec. On l’a laissé avancer, avec son pas pressé, son pas décidé. La filature s’est prolongée en dehors de la gare, dans une large avenue que scarifiaient les rails du tram’ 1. Il y a eu d’abord un pont qui s’élevait au-dessus des voies ferrées, puis un rond-point à traverser, il continuait, lui, toujours avec sa cadence soutenue, de la marche quasi militaire, sans jamais se retourner et puis d’un coup, il a pris à droite, une petite rue qui portait la plaque rue du docteur Charcot, on l’a laissé s’y enfoncer, t’avais des immeubles qui bordaient les deux côtés de la rue, et puis une école élémentaire aussi, il y est allé au bout, tout au bout de la rue, là, il a commencé à ralentir pour enfin s’arrêter, tirer des clés de sa poche, et disparaître par la porte d’un pavillon. Il rentrait chez lui, c’était aussi simple que ça. Il rentrait chez lui, chaque soir de la semaine, empruntant le même itinéraire, à la même heure. On avait simplement affaire à un psychorigide, le genre qu’a besoin de ses p’tits rituels. C’était là l’explication la plus plausible, pas à chercher plus loin. Le gars ne pouvait évoluer autrement que sur les rails d’une routine solidement établie ; le départ à minuit trente en faisait partie intégrante, mais surtout, ce départ à heure fixe s’expliquait d’autant mieux par l’une de ses obsessions majeures ; l’écriture. Toute son existence organisée autour de ça, tout son être focalisé dessus ; ce qu’il avait encore à écrire, comment il l’écrirait et dans quelles conditions surtout il l’écrirait. Sans arrêt qu’il se projetait vers ces matins frais ou froids – selon la saison – où il s’installerait en terrasse, demanderait au serveur – en fonction de l’établissement – un café court ou ristretto, et dans l’attente de la tasse et du liquide suave, il tirerait du sac à dos son ordinateur portable, il l’ouvrirait, l’allumerait.
Pourquoi ces écrits ? En vivre ? d’une certaine manière, il en vivait… certes pas dans l’acception qu’on donne à cette expression vivre de, pas avec ça qu’il payait son loyer et sa bouffe, il en vivait pourtant de cet écrit, au sens le plus fort de l’expression ; sa vie que c’était, l’écrit. Trop important don pour que ça soit marchandisé, c’est bien pour cette raison que ça ne l’intéresse pas de devenir l’un de ces écrivains ayant connu fortune et célébrité en publiant quelque best-sellers, en est-il d’ailleurs seulement capable ? Rien n’est moins sûr. Ce qu’il écrivait au jour le jour, il le considérait comme de l’anti-marchandise, un produit qui ne serait pas destiné au marché, un produit qui avait pour objet de pallier au divertissement, cette chose que nous cherchons une fois rentrés du travail ; oublier, s’oublier dans et par le divertissement, qu’importe la forme qu’il prend, celle de l’encadrement d’un écran, des pages d’un livre ou de la discussion mondaine. Repos et travail, deux faces d’une même pièce. Tout un chapelet d’appropriations pour le prix d’une. L’énergie qu’il tirait du repos, elle ne serait pas dilapidée dans le travail. La réserver non pas pour soi, pour son bien-être, parce que son bien-être même bénéficierait mécaniquement au travail, car si bien-être il y a, il y tiendrait à son travail, à ce poste. Alors cette énergie du repos la dédier à l’écrit qu’il déroulait lors de ces matinées froides ou fraîches – selon la saison – où, installé en terrasse, on lui apporterait sa tasse accompagnée d’une bûchette de sucre et d’une petite cuillère toutes deux allongées sur le liséré de la soucoupe, il remerciera le serveur avant de décapiter la bûchette versant le contenu dans le liquide sombre, une main ira à la recherche du fichier texte de la veille – appelé, manuscrit, tapuscrit ou comportant le titre de la chose qu’il écrit, un truc qui a un rapport plus ou moins direct avec son existence – ; l’autre main, la droite, elle touillera délicatement le café, veillant à préserver la mousse brunâtre. Il revêtira son casque ; les heures qui suivront alors, du monde à l’entour il sera coupé. Ses mains exécuteront une danse frénétique sur le clavier ; elles n’écriront pas du beau, du plaisant, ces mains, des choses qui le feraient se sentir mieux. Il écrirait au sujet du travail, son écriture n’aurait d’autre visée que de saisir le rapport au travail, s’en décentrer par son évocation même, maintenir ouvertes et vives les plaies de l’exploitation, que ni le repos, ni le confort matériel (tout relatif) et encore moins le divertissement ne panseraient donc, les penser au contraire ces plaies, dans et par l’écrit, s’éreinter à les écrire, les décrire, surtout y mettre tout son être, la manière du moins, dépenser, lors de ces 4 à 5 heures d’écriture frénétique toute son énergie, qu’il arrive au travail lessivé, vanné, complètement défoncé, que le travail ne dispose que de la pire version de lui-même.