Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’être forcé à travailler, il veut penser le travail, sa centralité. Alors il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
Pour l’écrit, faudra repasser. Pas le temps ici, surtout pas depuis que le CV, bourré d’expériences fictives, et que la lettre de motivation, disant tout l’attrait que peuvent constituer les tâches rébarbatives, ont été envoyés. À l’issue de deux entretiens, il y a eu embauche. Se sont alors enchaînés les après-midis et les soirées au cinquième étage de ce building fluide et massif. Pas tout à fait La Défense, son extension. À partir du quartier d’affaires choper le tram’ ! et pas n’importe lequel, sûrement pas celui de ta banlieue pourrie qui tangue et secoue, qui chemine sur du béton ou des gravats ; non, faut comprendre ici t’es dans l’envers de la banlieue-dortoir. Espace dédié à la croissance, l’emploi et le travail ; la production de la (sur)valeur… alors on t’enveloppe ça dans un bel écrin urbain. Le tram’, il est tout équipé : clim’, prises USB et tout le toutim. Puis ça glisse sur du vert. Des attentions qui te font comprendre, sans avoir l’air d’y toucher, que les existences, une fois sorties du cadre productif, elles n’ont pas la même valeur.
Pas d’écrit dans ce building parce que l’attention absorbée, parce que tout ton être plaqué à l’écran. Du rythme avant tout, de la cadence plutôt, bombarder, charbonner comme ils disent eux et elles dispatchés dans les quatre coins de l’open space. Retour en arrière, avant que les culs ne se posent et que les corps ne se harnachent aux trayeuses ; retour au pied de l’immeuble, de loin, depuis les vitres du tram’ en tout cas, ça fait masse vibrante et fumante, comme si tout ce beau monde révère la tour.
13 heures 40 : par grappes de trois ou de quatre, la masse se disloque, la porte-tambour qui les grignote. À l’orée des 14 heures, il n’en restera qu’une poignée ; des irréductibles, ça s’accroche à son café-clope. On le sait pourtant qu’on finira par y passer, comme les autres avec les autres, qu’on traversera la porte-tambour : transposition, transmutation, Abracadra ! Ni citoyens ni individus ; des employés…
Pas d’écrit dans ces bureaux parce que tu es employé, employé à exécuter des tâches fixées par contrat : lu & approuvé, signé. L’écriture ne fait pas partie du cahier des charges. Temps, gestes, efforts ; plus à toi, ils sont détachés de toute utilité immédiate. À quoi ça peut bien servir de scroller comme ça, sans arrêt ? Cliquer à tour de doigts. Tu es habitué à scroller et cliquer, partout tout le temps, peinard chez toi, posé dans une terrasse à siroté le café. De la respiration. Ces gestes, au travail comme ailleurs, rigoureusement identiques, du copier-coller, ils n’ont pourtant pas la même visée. Une question de contexte. La différence ? Ils ne t’appartiennent pas ! 35 à 40 heures par semaine, tu les vends, chaque fin de mois tu reçois une somme calquée sur la durée de tes efforts ; et ce fric tu vas le claquer pour continuer à vendre ton temps, tes efforts, ta manière d’être au bureau. Du travail au le travail ; sa centralité.
Pas d’écrit dans cet open space parce que l’écriture c’est pas du travail, ou plutôt pas considéré comme ça. On sait le vrai sens de la question, tu fais quoi dans la vie ? Ce que tu fais, ce pour quoi tu attaches de l’importance, tout le monde s’en carre en vrai ! Ce qu’on veut vraiment savoir c’est d’où est-ce que tu le tires ton fric pour (sur)vivre ? À partir de là, faudrait reformuler la fameuse question ; à quelle place t’as assigné la division sociale du travail ? Ou quelque chose dans ce goût-là… Mais vous le sentez bien qu’en soirée, en société, ça passerait moyen, que ça impliquerait d’admettre tout un tas de choses pas forcément réjouissantes… ça casserait direct toute l’ambiance à la cool ! Parce qu’on sait le but de ces soirées, de cette sociabilité ; oublier, mettre une chape de bonhomie, d’alcool et de tout un tas d’aut’s choses sur l’existence régie par le travail. Le réel cru, on n’en veut pas. Dégrisant et grippant. Surtout qu’en général, la personne qui te pose la fumeuse question elle s’y trouve bien dans la place qu’on lui a donnée, elle ne pense pas, ne veut pas penser à toute la tuyauterie bien chiadée qui lui fait croire qu’elle mérite sa place !
Ce que tu fais [dans la vie], ça sert aussi à évaluer ton mérite, ta valeur. Pour en arriver là, à cet open space, à ce travail qu’on t’a filé, on te paye même pour ça, pour que tu puisses vivre, revenir le lendemain, frais et prêt, c’est dû à ton mérite, t’as su ou pas ou n’as pas eu l’ambition de viser plus haut, pas les compétences pour obtenir mieux. Tout le monde à sa place dans la division et toi dans ce truc tout bien réglé tu viens nous faire chier avec ton écriture, qu’est-ce que tu veux écrire ? Pourquoi écrire ? Si tu avais été fait pour ça, t’inquiètes qu’on l’aurait remarqué, on aurait tout fait pour la rentabiliser, ton écriture, on en aurait gratté du fric dessus.
Pas d’écrit, sur ce bureau, parce que t’es harnaché à l’ordinateur, parce qu’il mesure ta cadence, combien de clics à la minute, et le temps de réaction et la durée d’immobilisation, tout y est, enregistré. Des datas pour Dataroom center, ça te dit rien Dataroom center ? Rappelle-toi, l’en-tête des papiers que t’as signé… rappelle-toi quand t’as foutu ton mégot fumant dans le gobelet puis le gobelet dans la poubelle et que t’as pris l’ascenseur vers le cinquième, partout que c’était affiché, ça bouffait les murs : Dataroom center. Ça te revient ? Modérateur d’annonces, oui, c’est ça ton boulot. Visser ton cul sur le siège, tes yeux sur l’écran, lire et faire défiler les annonces ; photographie au centre, texte à gauche, accepter ou refuser l’annonce… et si tu refuses, faut la motiver ta décision, en choisissant parmi la tripotée de boutons située tout à droite. Coordination œil/main, tu balaies la surface de l’écran, tu prends ta décision, clic et roulement de la molette de la souris, tu passes à l’annonce suivante, tu balaies la surface de l’écran, photo puis texte, tu prends ta décision, clic et roulement de la molette… surface de l’écran… décision… clic… roulement… annonce suivante, et ainsi de suite…
Pas d’écrit — le cul vissé à l’assise rembourrée, les yeux plantés sur l’écran ; les bras et les mains qui font office d’extensions au clavier/souris. Ruminer sans arrêt, avoir à l’esprit les CGU ; Conditions Générales d’Utilisation, ton guide dans les méandres des annonces qui se chevauchent. Il aura fallu les apprendre, tout un mois de formation rien que pour ça, les lire et les relire ; quelles marchandises accepter, lesquelles refuser et pourquoi ? On ne parlera pas des plus évidentes ; les armes ou les diverses éditions de Mein kampf. On va prendre plutôt du particulier, qui ne va pas de soi… les couches-culottes, tiens, en voilà, un cas à part ! C’est pourtant simple : tu refuses ! Tu classes en Produit Non Accepté si c’est vendu en paquet fermé, par contre, si c’est proposé à l’unité ou que l’annonce mentionne que le paquet est ouvert, vas-y tu peux y aller d’un beau clic sur le bouton accepter, scroller ensuite vers l’annonce suivante ! et les couches-confiance ? Les voies des saintes Écritures se font parfois insondables, pas de dogme là-dessus, elles vous disent d’accepter les couches-confiance sans modération. Par contre attention ! Aussi saintes soient-elles, les écritures ne sont pas pour autant définitives, susceptibles de changer du jour au lendemain ; au gré des lois, des évolutions du marché et du caprice des entreprises… Faut rester à la page, s’intéresser à tout, se tenir au courant.
Pas d’écrit, pourtant l’ambiance s’y prête ; du silence sur le plateau, rien que les frottements discrets des souris sur les tapis, du clic et du tapotis de clavier, ça fuse de temps en temps… des chuchotis épars, plus ou moins long, débats, parfois animés, au sujet d’une annonce, que faire ? qu’en faire ? Accepter ou refuser ? Pourquoi, si on refuse ? PNA, arnaque, ou la marchandise à louer, à vendre se trouve en dehors du territoire français… Et toute la journée, ça bruisse comme ça, sans heurts majeurs, ou presque, une atmosphère émolliente qui tranche avec la cadence que toutes et tous tentent d’atteindre, de maintenir… histoire de préserver le salaire de la fin du mois.