Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



Les clés, ses clefs, des fétiches, il ne les lâche pas de la journée, un totem, il y pense constamment ; au sortir du pavillon, après avoir verrouillé la porte à double tour, il les garde en main le long du chemin, il joue avec, assis ou debout dans le RER, ce n’est qu’avant de se poser en terrasse qu’il les met dans sa poche… les oublie, un moment. Au boulot, quand d’autres personnalisent leur espace de travail avec une figurine, un petit cadre… lui ce sont ses clés qu’il pose à côté du clavier, il les fixe par intermittence, entre deux ou trois séries de clics ; lors des pauses, il les embarque, il joue avec le long du couloir, dans les escaliers, quand il fume son clope en bas, sur le trottoir. En soirée, quand, assis dans un de ces bars bon marché, qu’il sirote une bière qu’on finira pour lui ou un soda dont il coupera l’excès de sucre avec de l’eau, il les sortira de temps à autre, ses clés. Tout ça, ce rapport aux clefs, qu’on pourrait à ce stade raisonnablement qualifier de tics voire de tocs, c’était avant tout là pour le rassurer ; dans ce dehors qu’il considère comme uniformément hostile, il y aurait un lieu, à lui, une chambre, sa chambre, son espace pour lui, à lui, une vingtaine de mètres carrés, un peu moins, qui se fermeraient de l’intérieur.

Si ses pensées se focalisaient avant tout sur la chambre qu’il occupait et non sur l’intégralité du pavillon, c’était à cause de son colocataire ; Naïm, un quarantenaire qui bossait comme cadre dans une boîte spécialisée dans le nettoyage et la propreté des espaces de travail… le courant ne passait pas avec Naïm, ça avait été ainsi dès leur première rencontre ; s’ils sont devenus coloc’ malgré ça, c’est parce que ça les arrangeait tous les deux, Naïm perdait du fric à louer un pavillon de deux étages pour lui seul tandis que l’autre enchaînait les auberges de jeunesse ; statu quo. Le rencontre, c’était quelque chose, jamais il n’oublierait la visite du pavillon ; Naïm n’avait rien fait pour dissimuler ou même atténuer sa maniaquerie…

je m’appelle peut-être Naïm, mais moi dans ma tête, je suis un Suisse, le Maroc, le bled, c’est fini pour moi depuis 20 ans ! Alors si tu veux habiter ici, y a des règles à respecter ! chaque chose doit être a sa place… et doit le rester ! tu comprends ? Là en entrant dans le pavillon, t’as le tapis, faut t’essuyer les pieds, tu le vois bien qu’avant d’entrer tu dois traverser le jardin, y a plein de terre !… Ah oui, et important, les toilettes, à chaque utilisation tu nettoies, même pour pisser, hein ! et faut pas faire semblant, j’ai mis l’éponge là, regarde, derrière la cuvette !… en parlant des chiottes, fais attention à la chasse d’eau, d’accord, parce que bon, tout est compris dans ton loyer, l’électricité, l’eau et tout, mais faut pas gâcher…. Tu sais combien que ça coûte un tirage de chasse d’eau ? Hein que tu le sais pas, 3 centimes pour la grosse commission et 1 centime pour pisser, tu vois la différence ! 2 centimes, c’est pas rien, du coup tu fais bien attention, t’as deux boutons, utilise-les bien… La cuisine, important ça la cuisine, écoute, à chaque fois que tu cuisines, tu nettoies direct derrière, mais pas genre je passe l’éponge, non tu frottes avec l’éponge, le liquide vaisselle est là, et attention c’est pas avec la partie verte, ça laisse des traces, non, avec le côté éponge, compris ?… et puisqu’on est dans la cuisine, laisse-moi te dire une chose rapport au frigo, faut l’ouvrir au minimum, et pour faire ça, faut te servir de ta tête, je te donne un exemple pour que tu comprennes, disons que je suis en train de faire des pâtes que j’ai besoin du beurre… quoi ? Tu mets pas de beurre dans les pâtes… alors disons que… je sais pas moi t’as besoin, de… de… je sais pas, j’ai pas d’autre exemple en tête, arrête de m’embrouiller ! Disons que tu veux mettre du beurre dans tes pâtes, bah sors pas le beurre au dernier moment… sors tout ce que tu vas utiliser d’un coup avant de commencer à cuisiner, tu cuisines ensuite tu remets tout dans le frigo, je veux dire le beurre il va pas fondre s’il reste sur le plan de travail pendant un quart d’heure… tu comprends ? Oui ? Non ? Pourquoi je te dis tout ça, ah mais qu’est-ce que t’es naïf toi ! Tu sais ce qu’elles font les marques d’électroménager ? T’as un compteur dans chaque frigo, ça compte le nombre d’ouvertures, passer une certaine limite, paf, ça fonctionne plus, l’obsolescence programmée qu’on appelle ça, et moi, j’suis pas un pigeon, tu comprends ? Du coup tu fais attention ! — Bon là on arrive au plus important… tu vois là, on est premier étage, t’as chambre elle est là, du coup t’as accès au rez-de-chaussée et au premier, le territoire commun il s’arrête, là, à la première marche de cet escalier que tu vois là, le deuxième étage c’est mes appartements privés comme on dit, si je te vois ne serait-ce que poser ton pied sur une marche de cet escalier crois-moi que je te casse le gueule avec une batte de base-balle ! Et ne rigole pas toi, hein, j’suis sérieux… j’en ai une, de batte base-balle… et je m’en suis déjà servi contre un connard de cambrioleur…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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