Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



— … ma famille ? Ah non, pas des paysans ou des ouvriers, ça non ! À Marrakech, on est l’une des plus anciennes familles, mon nom, il t’ouvre toutes les portes à Marrakech… Pour ça que je n’arrête pas de te dire que ma place elle n’est pas ici dans le 93… tu comprends maintenant pourquoi ? Tu l’admets, hein ? Si je voulais moi, je pourrais vivre au bled tranquille… aller et venir quand je veux, comme je veux ici… mais je ne veux pas être comme ça, un parasite, un fils à papa qui profite de l’héritage qu’on lui a donné…. Ça n’a jamais été mon truc… qu’est-ce qu’elle fait ma famille ? On est à fond dans la filière BTP, toutes les villas, les résidences, les resorts à Marrakech que tu vois à la télé, bah c’est nous qui les avons construits, c’est ma famille…

— tu veux dire que ce sont les entreprises de ta famille, vu comment tu la décris, je n’imagine pas que ton père et tes oncles soient dans les chantiers à manier la truelle et le transbahuter des briques…

— Et c’est quoi la différence, hein ?

— Elle est fondamentale… mais continue, je t’en prie…

— Non, non, j’insiste c’est quoi la différence ?

— Ta famille, en gros, c’est les patrons, ils recrutent les employés qui vont faire le boulot… c’est ça la différence…

— Oui, mais sans famille, sans les entreprises, il y aurait pas tout ça…

— Si tu veux, et toi du coup le BTP, ce n’était pas ton truc…

— Bah faut dire que ma dans ma famille, je les aime hein, c’est mon sang ! Mais dans ma famille y a pas vraiment de tête, tu comprends ? C’est plutôt des hommes d’action, des entrepreneurs… et moi je suis pas fait comme ça… ça mes parents l’ont remarqué dès mes premières années d’école… j’avais de supers notes et tout, le premier de toute mon école, je te jure ! Je peux te montrer mes bulletins de l’école primaire, si tu veux…

— Mais je te crois, t’inquiète… et du coup ils ont dû être contents…

— Non, non pas tant que ça, ma mère elle n’aimait pas trop comment j’étais, que je m’intéresse aux bouquins, que je reste collé aux bouquins, que je ne sorte pas, que je ne me bagarre pas comme mes frères… par contre mon père ah ça, il était content… il m’encourageait et tout, il venait me voir, moi et pas mes frères, le nuit avant de dormir, et il me demandait combien j’avais eu pour le devoir de math ou d’histoire-géo, et quand je lui disais que j’avais eu la meilleure note… il me demandait combien de points de différence il y avait avec le second… quand c’était pas beaucoup, il faisait comme ça de la tête, non, non, mon fils, faut fait mieux !

— Ah oui, il poussait le concept de concurrence à son paroxysme…

— Ah ça ! Il est comme ça mon vieux, c’est comme dans son boulot, il veut être numéro 1 et de loin ! Quand il a pris l’entreprise familiale, ça marchait bien hein faut pas croire, on avait des chantiers un peu partout, mais tant que ça… lui alors, il s’est pas contenté de ça, il voulait que ça tourne toute le temps… qu’on ait tous les chantiers importants de la ville, puis de la région, alors ce qu’il a fait, c’est qu’il est allé ramener de la main-d’œuvre dans tous les p’tits villages, les hameaux et tout… et il les a formés… comme ça, il a pu avoir tout le temps de la main-d’œuvre sous la main, dès qu’il y avait un chantier, une possibilité de chantier, il était le premier dessus… comme ça qu’il a écrasé la concurrence, les autres, ils ne pouvait pas suivre le rythme, ils n’avaient pas la main-d’œuvre pour… faut dire aussi qu’il avait bien senti le coup, mon vieux… que Marrakech se transformait…

— Un grand capitaine d’industrie !

— Ah ça, je te l’fais pas dire !

— et du coup tu n’as pas voulu suivre ses traces ?

— Non, non, moi j’suis pas comme lui, j’suis plus cérébral… ça, il l’a remarqué direct.. il m’avait dit, toi, mon fils les affaires et le business, ce n’est pas fait pour des gens comme toi, faut pas trop réfléchir dans ce milieu, faut agir, le plus vite possible, pas trop penser aux conséquences, parce que sinon, t’es paralysé, tu fais plus rien…

— il te voyait dans quoi du coup ?

— La politique…

— ça l’intéressait alors la politique ?

— Quand t’es dans le BTP, c’est forcé que tu t’intéresses à la politique ! Il avait toujours voulu en faire, mais lui c’est pas quelqu’un qui parle, comme je te disais, ce n’est pas un mec qui blablate, lui, il fait ! et tu sais comment qu’il faut être en politique, embobiner les gens, leur jouer à l’envers, il a beaucoup de qualité mon père, mais ça il a jamais su faire…

— et donc il te voyait remplir ce rôle ?

— Oui, oui, comme je te disais dans la famille on n’a jamais été des têtes… même si on est l’une des plus vieilles familles marrakchies, on n’a jamais fait dans la politique… et quand il m’a vu depuis tout petit comment que je parlais aux prof’s, comment qu’on disait que j’étais bien élevé et tout, ça lui a donné des idées à mon père, tu comprends ?

— et toi, t’en pensais quoi ?

— De quoi ?

— Bah de faire de la politique…

— Je dois t’avouer que ça me parlait pas trop, mais vu que mon père il me disait comme ça que c’était un truc important pour la famille et tout, je me suis mis à fond dedans…

— Et t’en as fait du coup ?

— À un p’tit niveau… le truc c’est que… c’est que… tu vois … Mon père, il voulait que je me forme d’abord, pour ça qu’après mon bac, il m’a envoyé ici, en France,

— c’est comme ça que t’as débarqué dans la galère !

— Je t’arrête tout de suite, pour toi, et pour ceux qui viennent ici en France sans rien dans les poches ou pour les harragas c’est la galère ! moi, avant même que je pose mon pied en France, j’avais déjà un studio tout équipé qui m’attendait !

— Au temps pour moi…

— ah oui, mon père, il avait tout prévu, et il avait vu les choses en grand ! il est comme ça mon père, je me rappellerai toujours de ce qu’il m’avait dit à l’aéroport… mon fils, c’est pas juste le Maroc ou Marrakech que tu vas représenter en France, c’est ta famille, ton sang, fais de notre nom quelque chose d’extraordinaire en France, que les gens quand ils entendent notre nom, ils pensent à toi, à comment tu es brillant !

— Ah oui, carrément ! Ça va loin quand même…

— il est comme ça mon père, je te l’ai dit, il voit les choses en grand et sur le long terme… tout était calculé,

— Comment ça calculé ?

— Tu m’écoutes au moins, comme je te disais, je devais aller en France me former et puis revenir au Maroc me lancer dans la politique… c’était ça le plan, et il était vachement bien foutu son plan, parce que tu connais l’expression nul n’est prophète en son pays ? Je sais pas comment ça fonctionne pour vous en Algérie, mais au Maroc, ça s’applique à la lettre !

— Pas compris…

— bah au Maroc, si genre t’as que des écoles ou universités marocaines, on te calcule pas… par contre, si t’as comme ça dans ton CV des universités françaises ou américaines, ça c’est le top ! On te regarde plus de la même façon, et c’était ça le plan de mon père… que j’ai des diplômes français, en France… et que comme ça, quand je me lance en politique… j’ai un vrai bagage !

— oui, oui, en effet, c’est pas mal pensé, après bon le fait que vous ayez les moyens, ça facilite pas mal les choses…

— l’argent ne fait pas tout, faut pas croire… tu peux avoir tout l’argent du monde, si t’as pas les idées, t’en fais rien de ton argent…

— par contre, sans vouloir te vexer, le plan de ton père il n’a pas l’air d’avoir fonctionné…

— ça, c’est une autre histoire…

— comment ça ?

— …

— …

— Il est quelle heure, là ?

— 3 heures du mat’ dans 10 minutes…

— si tard que ça ?

— Les histoires, ça passe vite…

— J’monte me coucher, tu fermeras la porte hein ?

— ça marche, bonne…

— à double tour !

— oui, comme toujours…

— et le portail?

— Fermé.

— T’as vérifié ?

— Bonne nuit, Naïm.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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