Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



Plus la peine de se serrer, de s’accouder le long des bureaux, 20 postes de travail pour 6 agents ; on est à l’aise, doublement à son aise parce que les patrons sont partis et qu’on n’est plus qu’en employés du même niveau, on prend ses aises, au niveau des postures et de manières d’être — ça rabat le dossier de son siège, ça étend ses jambes sous le bureau, plus de chuchotis discrets, on gueule maintenant, à l’unisson. Les femmes ont également disparu de l’open space, très peu pour elles le service du soir, elles qui ont à s’occuper, à gérer bien d’autres tâches, chez elles ; rôle social assigné à la naissance, courses, ménage, cuisine…etc. Ajoutez à ça que rentrer à 21 heures 45 ça revient à se taper les transports jusqu’à l’autre bout de l’agglo’ dans des rames vides, non, pas safe du tout…

Si tu prends en compte ces deux facteurs, l’open space devient alors une arène ; ça se bat, on se bat, sur tous les plans, on se confronte, à qui sera le prédateur le plus redoutable, celui qui sait qui a su en serrer un maximum, à commencer par les proies les plus proches, les femmes appartenant au même service (tu crois qu’elle en veut, elle ? – carrément, c’est le genre… t’as vu comment elle se fringue et, tu sais, je me pose à côté d’elle généralement et je la voix comment elle s’trémousse en cliquant ? Clairement la meuf en manque, elle en veut, mais elle le sait même pas…), elles sont à la fois proies et produits dont on évalue la qualité (non mais elle, j’en voudrais pas même si elle me supplie… sa gueule ça va, mais son corps, ouah, la misère… pas de cuisses, pas de seins…), c’est l’attractivité du produit qui est aussi jugée (non, mais personne la regarde, elle, elle fait débander tout le monde, elle ne sourit jamais, elle n’est pas douce, tu comprends ? je veux pas vivre avec truc comme ça, moi, toujours à faire la gueule…). Une fois l’environnement immédiat exploré, on élargit le spectre de la chasse, d’abord la ville (‘tain y a rien à tirer dans ce bled, quand j’ai commencé ici, je m’suis dit, à côté d’la Défense, y a moyen de choper, mais rien y a que des MILFs, ici, pas mon truc moi… — et encore si c’était des MILFs, ça irait, ça va, nan, c’est des GILFs et pas du genre que tu voudrais baiser…) puis c’est au tour des périphéries (… surtout pas une banlieusarde, hein, ha ça, non, beurette, black ou blanche, c’est la même chose, non, surtout pas, tu te ramasses avec elles tous leurs problèmes…) et enfin de l’agglo’ dans son ensemble (… à Paname, je te l’dis, les meufs, c’est surcoté, crois-moi ! J’ai baroudé, j’en ai pécho des meufs partout en France par paquets de cent… et à Paname elles se prennent pour de stars…), tout en haut de la chaîne alimentaire qu’on les a hissés, toutes les meuf’s qui se baladent dans la rue, autant de biens à disposition, réservoir aussi illimité dans lequel puiser avec pour seule limite la camaraderie masculine, parce que oui, si la femme déjà propriété d’un autre, qu’elle vous dit comme ça, j’ai déjà un copain, seule limité autorisée, admise par la convention…

Entre deux conversations au sujet de qui chope le mieux, on confronte et sa productivité (hé vas-y, on bombarde jusqu’à 18 heures 30 et on voit qui a fait le plus d’annonces !) et la qualité de cette dernière (je suis partant si on prend aussi on compte le nombre d’erreurs, parce que une course pour cliquer, moi, ça ne me dit rien…), c’est à qui aura, tout en divertissant l’assemblée, le mieux performé (aller les gars, çui qui termine en premier son grec, je lui file ce billet !), à qui aura la vie la plus palpitante, en-dehors du travail, récupérer, se reposer, pas des choses admissibles pour les prédateurs (vous faites quoi ce soir ? Moi ? Tise et shit, avec ma bande, ça va être ça jusqu’à 5 heures du mat’, au moins…) représenter son existence en perpétuel mouvement (ce week-end, ça va être géant, j’ai pris le service du matin vendredi prochain, j’décolle à 18 heures pour un week-end à Marseille… lundi, j’mettrai pas un pied d’vant l’autre…).

On pouvait s’interroger sur la visée de telles logiques ; se comportaient-ils ainsi pour exposer leur manière d’être ou convaincre, voire se convaincre, qu’ils appartenaient à une catégorie supérieure d’hommes ? des hommes alliant performances sexuelles, sociales et professionnelles, se coucher à l’aube et de charbonner sur le plateau dès l’après-midi, l’air de rien, frais et prêts ? Tous savaient bien que ce n’était là que des histoires, des récits largement exagérés, voire inventés de toute pièce dans certains cas, plus particulièrement ceux qui vantaient leur capacité à poutrer n’importe quelle meuf… pourtant, on le tenait pour vraies, ces histoires, allant jusqu’à susciter l’admiration de ceux qui admettaient ne pouvoir ainsi vivre à cent à l’heure, ceux pour qui l’usage de ces termes offensants – pour le moins – à l’égard des femmes faisait tressaillir voire bondir ; des termes et des expressions dont ils n’usaient pas au quotidien, et ce même au sein d’assemblées masculines… ça les amusait tout de même de les entendre, dits par d’autres… plus que de fantasmes refoulés de domination brutale et misogynes, ce qui se trouvait en jeu, c’était un idéal ; l’idéal masculin que tous partageaient, que certains prenaient en charge d’assumer, de rendre réel – dans et par leurs discours, du moins – quand les autres, ceux qui admettaient que leur existence ne correspondait pas ou ne pouvait s’aligner sur cet idéal, donnaient consistance à cette mythologie du mâle dominant et prédateur par leurs approbations ; du spectacle.

Les positions des hommes du service ne se réduisent pas à ces deux mouvements ; plus marginal, il y a celui de ceux qui prennent leurs distances, se désistant systématiquement des compétitions orchestrées, restant de marbre face aux élucubrations masculinistes… ils sont deux, trois certains soirs, minoritaires, on ne saisit pas trop leur positionnement, on les a crus homosexuels, au départ, puis à la suite d’enquêtes poussées, le groupe majoritaire en avait conclu que non, les trois-là, c’en était pas, de la jaquette ; le premier, on voyait bien ce qui clochait, ouais, lui, c’est pas une bête de concours, t’as vu comment il est gaulé, un frustré qu’a pas vu de chatte depuis qu’il en est sorti ; un peine à jouir, selon eux, en somme. Le deuxième marginal, on assimilait son comportement à de la féminité, t’as vu comment il se sape ? Et les petites chaussures avec des talonnettes, peux pas porter des nike comme tout le monde ? – Et t’as vu les couleurs ? – ouais, une tapette quoi ? Tu vois bien le profil, non ? Un chbeb’… sûr que chez lui c’est décoré avec des p’tits bibelots et tout, des trucs de gonzesse quoi… Quant au dernier, l’assemblée masculine ne parvenait pas à obtenir un avis définitif sur son cas : lui, tu comprends, c’est le genre intello’, ça se voit sur sa gueule, un binoclard ! Il nous fait chier avec son baratin sur les femmes, mais, au fond de lui, il pense comme nous, je l’ai vu une fois avec sa meuf’, tu peux pas choper une comme ça en parlant comme un puceau, crois-moi ! — non, non, t’es à côté d’la plaque, moi, je connais ce genre-là, j’en ai fréquenté pas mal à la fac’… c’est justement avec ça qu’il pécho’ ! – Tu charries… t’as vu, il parle comme un livre, et les femmes elles en prennent plein la gueule, et moi je ne drague pas parce que la drague c’est oppressif… c’est que de la gueule pour se la ramener devant nous, en vérité il fait comme les autres, il fait comme nous… — non, non, c’est du sérieux, les femmes, maintenant, elles aiment bien les sensibles comme ça qui fait genre il les comprend et tout… ça change, tu fais non mais ça change mec, tu vas voir que dans pas longtemps nous aussi on va devoir s’y mettre à ces conneries… Ils sentaient donc que ça changeait, qu’un modèle nouveau de masculinité pointait le bout de son nez avec des prédateurs nouveaux qui useraient – qui usent déjà ! – d’armes et d’outils radicalement différents des leurs, la compétition masculine s’opérerait donc selon des critères nouveaux, la domination séculaire des femmes se prolongeant sous des modalités nouvelles rendant caduque le modèle de masculinité auxquels ils croyaient, dans et par lequel ils avaient cru – fait leur croissance… ils saisissaient les enjeux ; être homme, les manières d’être un homme, ça changeait, ça leur rappelait ce qu’on leur disait au sujet du travail, lui aussi changeait, et plus particulièrement ce travail non qualifié qu’ils avaient exercé et qu’ils continuaient de faire par le biais de cet emploi de modérateur, des travaux dont les tâches ne requerraient pas de compétences particulières – selon les classifications professionnelles, du moins – sinon des capacités corporelles, c’est bien cette dernière qu’ils vendaient sur le marché, le fait de mouvoir leur corps en fonction de tâches préalablement fixées par contrat, c’est uniquement et seulement par le biais de ces capacités corporelles qu’ils avaient l’impression d’exister, tout ce qu’on recherchait chez eux, quoi de plus normal alors que de mettre l’accent partout et toute le temps sur ces capacités corporelles, cette performance ? Un moyen de survivre, d’accepter en quelques sortes leur statut d’exploités du système ; les femmes ? De la compensation… un marchepied pour eux que les femmes, de quoi se rassurer, reproduire la dynamique de la domination.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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