Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’être forcé à travailler, il veut penser le travail, sa centralité. Alors il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
Y a la cadence, important ça, pas moins de trente annonces à l’heure sur ta moyenne hebdomadaire, sinon le supp’ va se pointer, te foutre un p’tit coup de press’. Par contre, si t’as une moyenne de plus 45 annonces à l’heure sur le mois, là, c’est la carotte, la prime, 100 balles qui tombent comme ça sur la fiche de paye. Alors faut y aller, mettre la max’ ! toute la journée, de 9 à 23 heures, service du matin et du soir, deux équipes, validations à la chaîne et le refus le plus marginal possible ; histoire de préserver l’expérience utilisateur qu’ils disent, pour ne pas frustrer le mec ou la meuf qui essaye de fourguer sa camelote.
Faut dire que le service du soir, c’est une ambiance particulière. T’as tout le cinquième étage qui est vide, pas de cadres, pas de supérieurs. Pas de femmes aussi, parce que… tu comprends rentrer à minuit, traverser toute l’agglo’ dans les rames vides du RER ou du métro, ça ne le fait pas, non pas safe du tout. Et puis quand elles y arrivent, chez elles, t’as toute la besogne domestique qui les attend, c’est le pas les gros tas qui leur servent de maris qui vont s’en charger. Alors les modératrices, elles ne prennent pas le service du soir, se cantonnent à celui du matin, des horaires de bureau tout ce qu’il y a de plus pépère. Du coup, le soir on est entre mecs, et l’open space, ça devient une arène.
Ça gueule, ça raconte sa vie, et ça parle surtout de meufs. C’est à qui sera le prédateur le plus redoutable, celui qui aura su ou sait en serrer un maximum. À qui le racontera de la façon la plus stylée, à coups de punchlines. Bizarrement, les discours suivent à peu près toujours la même logique, on commence toujours par les proies les plus proches de soi, celles qu’on voit tous les jours ; les femmes du service…
tu crois qu’elle en veut, elle ? – Qui, Mélanie ? — Ouais… — carrément c’est le genre… t’as vu comment elle se fringue et, tu sais, je me pose à côté d’elle et je vois comment elle s’trémousse en cliquant ? Clairement la meuf elle est en manque, elle en veut et elle le sait même pas…
Elles ne sont pas simplement proies, mais produits, dans un marché qu’ils se croient, les mecs, l’espace tout autour d’eux un étal à femmes dont on va juger, jauger la qualité
non mais elle, j’en voudrais pas même si elle me supplie… sa gueule ça va, mais son corps, ouah, la misère… pas de cuisses, pas de seins… non, mais personne la regarde, elle fait débander tout le monde, elles sourit jamais, elle est pas douce, tu comprends ? je veux pas vivre avec truc comme ça, moi, toujours à faire la gueule…).
Une fois l’environnement immédiat exploré, on élargit le spectre de la chasse, d’abord la ville
‘tain y a rien à tirer dans ce bled, quand j’ai commencé ici, je m’suis dit, à côté d’la Défense, y a moyen de choper, mais rien y a que des MILFs, ici, pas mon truc moi… — et encore si c’était des MILFs, ça irait, ça va, nan, c’est des GILFs et pas du genre que tu voudrais baiser…
Ensuite c’est l’ensemble des périphéries qui y passent
… surtout pas une banlieusarde, hein, ha ça, non, beurette, black ou blanche, c’est la même chose, non, surtout pas, tu te ramasses avec elles tous leurs problèmes…
enfin ce sont toutes les femmes de l’agglo’, tout en haut de la chaîne alimentaire qu’on les a hissés ; toute femme qui croise leur chemin est un bien à disposition. Le monde, un réservoir illimité dans lequel puiser…
… à Paname, je te l’dis, les meufs c’est surcoté, crois-moi ! J’ai baroudé, j’en ai pécho des meufs partout en France par paquets de cent… et à Paname elles se prennent pour de stars…)
Entre deux conversations sur qui chope le mieux revient le travail. Là aussi, ça cause performance, à qui sera le plus rapide, le plus efficace
hé vas-y, on bombarde jusqu’à 18 heures 30 et on voit qui a fait le plus d’annonces ! — Je te suis, par contre on compte les erreurs aussi ! parce que une course pour cliquer, moi, ça ne me dit rien…
Les pauses aussi obéissent aux mêmes logiques,
aller les gars, çui qui termine en premier son grec, je lui file ce billet !
à qui aura la vie la plus trépidante en dehors du travail,
vous faites quoi ce soir ? Moi ? Tise et shit, avec ma bande, ça va être ça jusqu’à 5 heures du mat’, au moins…
Récupérer, se reposer, pas des choses admissibles pour les prédateurs. Représenter son existence en perpétuel mouvement (ce week-end, ça va être géant, j’ai pris le service du matin vendredi prochain, j’décolle à 18 heures pour un week-end à Marseille… lundi, j’mettrai pas un pied d’vant l’autre…).
Performance, à tous les étages… le pire, c’est qu’ils n’y croient pas eux-mêmes aux conneries qu’ils débitent ; rien que de l’esbroufe. Ça veut juste convaincre et se convaincre que ça appartient à une sorte de catégorie supérieure d’hommes. Des mecs, des vrais, qui baisent comme des pro’s comme des acteurs porno, capables dans le même temps de charbonner, travailler dur, tout en s’éclatant le week-end. Tout le monde sait bien que c’est rien que des cracks. Faut aussi dire que si tu prends en individuel certains de ces mecs, ils ne parleraient pas comme ça. Mais dans ce cadre, pris dans la dynamique collective, ça les fait marrer. Parce que ce qui est en jeu ici, c’est un idéal, un idéal masculin, que tous ou presque partagent, ils sont nés ont cru, fait leur croissance, dans et par lui, ça fait plaisir à leur petit égo, de le voir assumé, pris en charge collectivement.
Après bon, faut pas généraliser, ils ne sont pas tous comme ça, y a aussi les marginaux : trois gus, quatre au maximum, qui prennent leurs distances, se désistent systématiquement des compétitions orchestrées. On ne comprend pas trop ce qui cloche avec eux, quand ils sont absents, on discute de leur cas,
… lui, c’est pas une bête de concours, t’as vu comment il est gaulé, un frustré qu’a pas vu de chatte depuis qu’il en est sorti
Le premier récalcitrant est donc un peine à jouir, et le deuxième ?
Et l’autre, t’as vu comment il se sape ? Et les petites chaussures avec des talonnettes, peux pas porter des nike comme tout le monde ? – T’as vu les couleurs ? – Ouais les chaussettes toujours assorties au pull ou à la chemise… — Un chbeb quoi ! Tu vois bien le profil, non ? — Tu crois qu’il en est ? — Carrément que s’en est de la jaquette, mais il le sait même pas… sûr que chez lui c’est décoré avec des p’tits bibelots et tout, des trucs de gonzesse quoi…
Quant au dernier, l’assemblée masculine n’est jamais parvenue pas à trancher le débat
… lui, tu comprends, c’est le genre intello’, ça se voit à sa gueule, un binoclard ! Il nous fait chier avec son baratin sur les femmes, mais, au fond de lui, il pense comme nous, je l’ai vu une fois avec sa meuf, tu peux pas choper une comme ça en parlant comme un puceau, crois-moi ! — non, non, t’es à côté d’la plaque, moi, je connais ce genre-là, j’en ai fréquenté pas mal à la fac’… c’est justement avec ça qu’il pécho’ ! – Tu charries… t’as vu, il parle comme un livre ! — son histoire là, la drague c’est oppressifs ou je sais pas quoi, c’est que de la gueule, rien d’autre ! pour se la ramener devant nous, en vérité il fait comme les autres, il fait comme nous… — non, non, c’est du sérieux, les meufs, maintenant, elles aiment bien les sensibles comme ça qui fait genre il les comprend et tout… ça change, tu fais non mais ça change mec, tu vas voir que dans pas longtemps nous aussi on va devoir s’y mettre à ces conneries…
Ils sentent que ça change, qu’un modèle différent de masculinité pointe le bout de son nez, qui donne naissance à d’autres races de prédateurs aux armes, aux outils et aux codes différents. Des mecs qui ont su tirer avantage des changements sociaux advenus, s’approprier le féminisme bon teint, petit-bourgeois. La compétition masculine, elle s’opère maintenant aussi à l’aulne de ces critères. La domination séculaire des femmes se prolongeant sous ces modalités nouvelles rendant caduque le modèle de masculinité auxquels ils croyaient, eux, dans et par lequel ils avaient cru – fait leur croissance…
Être homme, les manières de l’être, ça change, ils le voient bien, ça leur rappelle ce qu’on leur a dit au sujet du travail, lui aussi a changé, et plus particulièrement ce travail non qualifié qu’ils ont exercé et qu’ils continuent de faire par le biais de cet emploi de modérateur, des travaux dont les tâches ne requerraient pas de compétences particulières – selon les classifications professionnelles, du moins – sinon des capacités corporelles, c’est bien cette dernière qu’ils vendent sur le marché, le fait de mouvoir leur corps en fonction de tâches préalablement fixées par contrat, c’est uniquement et seulement par le biais de ces capacités corporelles qu’ils ont l’impression d’exister, tout ce qu’on cherche chez eux, quoi de plus normal alors que de mettre l’accent partout et tout le temps sur ce corps, cette performance ? Un moyen de survivre, d’accepter leur statut d’exploités du système. Et les femmes ? De la compensation… un marchepied, de quoi se rassurer et reproduire la dynamique de la domination.