Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



Après le boulot, cap sur le quartier de Belleville, y retrouver les seules personnes dont il peut supporter la fréquentation ; des galériens comme lui qui vivent de p’tits boulots, enchaînent les contrats plus ou moins longs, au fond et sans vraiment (se) l’admettre, tous ne savent quoi faire de leurs existences. Depuis quelques mois, les deux heures passées en leur compagnie chaque soir, c’était devenu une sorte de rituel, pas tant un sas de décompression qui suit le boulot, un safe space plutôt ; on se pose, on commande sa bière, on roule son clope qu’on allume, on respire un bon coup puis on arrache son masque, celui qu’on a porté toute la journée, celui qui sert à préserver la sociabilité requise dans le boulot, ce travail qui justement se trouvait être la base de leur entente mutuelle. Ce qui les rassemblait, c’était une exécration profonde et sans failles du travail ; pourtant, de façon tout à fait paradoxale, on en était venu à se rencontrer par le biais du travail, à un moment ou un autre de ces existences cahotantes, cahoteuses, voire chaotiques, on fut collègues – dans un bureau, un entrepôt, un hôtel ou un bahut. On s’est d’abord connu professionnellement, puis le contrat s’est achevé, l’une ou l’autre (ou les deux) a été licencié, a démissionné ou a trouvé un terrain d’entente avec le service des ressources humaines, ménageant alors une sortie honorable qui débouchait sur des allocations chômage… Par-delà le travail, le contact a perduré, s’est même prolongé, chaque soir, dans ce réseau de bars.

Si on y réfléchit à deux fois, non, non, pas si paradoxal le fait que ce petit groupe se soit rencontré dans le cadre du travail, quoi de mieux que voir les personnes sur le terrain, dans la gueule de la bête, pour mesurer leur rejet du travail, de la hiérarchie, du management et de tout ce qui s’en suit ? Jauger la résistance au chantage quotidien, aux gâteries des patrons et leurs sbires. Au moins comme ça on était fixé, on savait le comportement de chacun et de chacune en situation ; que l’exécration du travail, pilier de leur groupe informel, se trouvait être réellement partagée ! Un autre élément les rassemblait, plus subtil celui-ci et moins explicite ; l’écrasante majorité des personnes appartenant à ce groupe informel avait suivi avec plus ou moins de succès des études ayant trait aux sciences humaines et sociales ; ça rendrait leurs conversations assommantes, provoquant l’agacement des clients du bar et leur fuite quasi immédiate, rendant alors les gérants de moins en moins accueillants à leur endroit. C’est pourquoi le groupe changeait constamment de lieu de rencontre, leurs soirées gravitant pour autant autour d’un même centre ; le quartier de Belleville, et ce pour des raisons purement pratiques, c’est que le quartier pullulait de bars bon marché où où on te sert le demi de blonde à 2 cinquante, mais aussi parce que la plupart de ces mêmes bars disposaient d’agréables terrasses donnant la possibilité de fumer à loisir.

*

— … moi, ton ami ? Je ne suis pas ton ami, moi ! Je suis l’ami de personne… on n’est pas amis…

— wow, mais redescends un peu, je t’ai pas insulté que je sache,j’ai juste qu’on était amis, y a quoi de mal à ça ?

— Bourgeoise, l’amitié… un pur concept bourgeois !

— Aller vas-y, c’est r’parti pour un tour… je vais aux gogues… quelqu’un a besoin de quelque chose ?

— Un demi, je te rembourse après…

— l’amitié est inadmissible dans un monde comme le nôtre !

— attends, attends, tu te contredis là, si c’est l’amitié c’est bourgeois du coup ça rentre totalement dans le cadre de notre monde, non ?

— ça dépend quel sens vous donnez à l’amitié, moi, l’amitié je la porte au-dessus de tout, et ce que je dis que dans un monde comme le nôtre, on ne peut pas accéder à l’amitié en tant que telle, que c’est une amitié mutilée, une amitié bourgeoise quoi !

— toujours aussi radical toi… et en quoi notre amitié, à nous, elle serait mutilée ?

— c’est simple, on n’est quoi, nous ?

— c’est bien la question qu’on se pose, vas-y éclaire-nous de ton savoir !

— …

— aller te vexe pas, on fait que te charrier…

— non, non c’est bon… on passe à aut’ chose !

— non, mais qu’est-ce que t’es susceptible… vas-y, juré, je t’écoute avec tout le sérieux du monde…

— insiste pas, ce n’est pas la peine, sujet clos !

— De quoi va-t-on parler alors que notre principal fournisseur de sujets ne participe pas ?

— …

— ouais, mais l’avantage c’est que maintenant on peut parler boulot !

— … mais c’est vrai que maintenant qu’il ne peut pas dire un mot, on peut parler de tout ce qu’on veut, sans que monsieur se froisse…

— surtout qu’il est déjà froissé, le monsieur !

— Du coup, ça allait ce matin avec les gamins…

— oui, oui, c’est tranquille avec les quatrièmes, ‘sont pas prise de tête… c’est juste que j’attaque la séquence sur les médias, tu sais qui est optionnelle, et ça généralement ça fait grincer les éminents collègues professeurs de français, dans chaque bahut où j’suis passé, ça n’a pas manqué, à voir ce que ça va donner dans çui-ci…

— alors pourquoi tu continues à la faire, cette séquence ?

— bah, j’sais pas, ce qui me reste de conscience professionnelle, ha ha, non sans déconner, c’est que je la trouve vachement importante cette séquence, surtout la façon dont je la fais, et… pas de bol ! C’est justement la façon dont je la fait qui pose problème !

— et tu pourrais pas nous dire directement ce qui pose problème, ça m’évitera de te relancer à chaque fois !

— quoi, ça te plaît pas de jouer les intervieweurs ? T’as fait ça, non ?

— oui, oui, dans une autre vie… on passe et on revient à ta si subversive séquence !

— ouah, t’es acide ce soir, toi…

— bref,

— oui, bref, du coup ma séquence sur les médias comme tu l’imagines bien, je la fais pas sur les journaux, alors j’en parle des journaux, je leur montre aux gamins ce que c’est un journal, parce que, crois-moi, y en a certains qui mis à part les 20 minutes et les Métro ils ne savent pas ce que c’est un vrai journal, tu sais ce qu’ils me disent en premier « ah ouais, c’est pas un journal ça, c’est un bouquin ! » …

— du coup tu fais des ateliers découverte de journal, c’est bien ça, c’est Le monde, Libé’ et consorts qui vont être contents !

— non, non, ça c’est le début, une fois que je leur apprends l’existence de cette antiquité qu’est le journal, je passe aux cours les plus controversés, pour le dire rapidement…

— ah ouais, le suspens que tu crées, ça c’est du cliff hanger !

— … ce que je fais c’est que j’ai axé le truc sur les réseaux sociaux et plus spécifiquement sur les vidéos, l’idée, grosso modo, c’est de leur apprendre à situer d’où on leur parle, qui fait les vidéos, comment, dans quel but ?

— et comment tu fais ça ?

— bah, je prends la vidéo d’un youtubeur que les gamins aiment bien et on en fait l’analyse, par exemple, ce matin, c’était la vidéo d’un certain Tibo InShape et attention, tibo avec un « o », bref, ce mec c’est un youtubeur spécialisé dans la muscu’…

— ça existe ça ? des youtubeurs muscu’ ?

— oui, muscu’, fitness, cardio’ et des conneries dans le genre… tu sais qu’il a même fait une interview de Jean Lassalle ?

— ‘tain je suis vraiment à la ramasse !

— donc ce Tibo InShape en plus de la muscu’ et des interviews, il a un autre format de vidéos particulier, c’est genre il se met en immersion dans un boulot quelconque, agent au Mc Do’, dans un magasin…

— comment ça en immersion ?

— tu sais ça reprend un peu le concept de l’émission vis ma vie, tu sais la connerie là qui passait sur TF1 où une célébrité faisait des boulots de tout le monde… et le Tibo InShape il fait la même chose et pour le cours de ce matin j’ai pris une vidéo qui appartenait à ce registre…

— et c’était quoi comme métier qu’il essayait ?

— Maton…

— Maton, sérieux ?

— oui, oui t’as pas bien entendu, une journée dans la peau d’un gardien de prison, en te montrant comment c’est trop bien d’être maton, parce que, et là je cite, t’as un côté psychologue, parce que tu dois entendre et écouter les prisonniers pour répondre à leur besoin…

— mais attends deux sec’, tu peux pas débarquer juste comme ça en taule et jouer au maton…

— yep, c’est justement sur ça que j’ai joué avec les gamins, pourquoi il fait ça ? Comment ? Et surtout c’est quoi le plan comm’ derrière tout ça ?

— ah ouais, pas mal, mais ce n’est pas trop demandé pour des quatrièmes ?

— Ne jamais sous-estimer la capacité de compréhension des gamins ! Ils ont tout de suite pigé, contenu sponsorisé par le ministère de la Justice, ils ont direct fait le lien avec toutes les pubs qu’ils voient partout devenez surveillant pénitentiaire, et même, et là, j’avoue que j’avais des étoiles dans les yeux, ils ont tout de suite fait le lien entre le public de Tibo InShape et le boulot de maton…

— ah bon, y a un lien ?

— bah oui, le public du connard, là, bah c’est des gens qui sont en forme physiquement ou qui essayent au moins de l’être, en plus d’être bourrins sur les bords, parfait ça ! Ça colle avec le public qu’ils cherchent pour devenir maton !

— ah là, ça me sidère…

— alors l’amitié en tant que concept bourgeois ça donne quoi ?

— ah ouais, t’en as mis du temps, toi ? Tu faisais quoi aux gogues ?

— non, c’est le demi’ qui m’a pris le plus de temps, y a une file d’enfer…

— bah désolé pour le dérangement, hein, tiens tes deux cinquante…

— t’inquiète, alors, je veux savoir le verdict ! Bourgeois ou pas l’amitié ?

— aucune délibération ! on est complètement passé à aut’ chose parce que monsieur fait la gueule…

— quoi, il a rien dit de puis que je suis parti ? C’est possible ça ?

— le nez sur son tél et le casque vissé, il a pas moufté…

— attends, attends…

— tu fais quoi ?

— je lui ai envoyé un message…

— il bouge, il bouge !

— pourquoi l’amitié c’est bourgeois ? Je vais vous le dire, moi !

— ça a marché en plus !

— tu lui as envoyé quoi pour qu’il réagisse comme ça ?

— chut ! on en reparlera…

— de quoi vous parliez là, hein ? De boulot, travail, travail, travail… de vos vies mutilées, de comment lui il forme et il rend disponible de la chair à travail dans le système capitaliste… et comment, il le fait bien son boulot ! Je te félicite, tu vas nous pondre une belle génération de sociaux-démocrates avec toutes tes conneries…

— et ?

— et quoi ?

— C’est quoi le lien avec l’amitié, en tant que concept ?

— Du coup, ce n’est pas pour vous l’amitié et dire comment on a bien servi ses maîtres ? Si c’est ça votre amitié, je n’y souscris pas…

— il faisait que raconter sa journée, hein… et puis l’émancipation du peuple, c’est important aussi, non ?

— oui, oui, la fameuse théorie, expliquez au peuple et il se soulèvera…. Ça ne marche pas ces conneries !

— bah tu dois admettre aussi qu’il fait les choses à sa manière, avec une vraie critique et de l’État et des institutions en se situant dans un cadre scolaire…

— je te pose une question : tu attribues des notes ?

— … bah… oui, je sais bien que les notes c’est…

— non, non, pas de baratin… tu donnes des notes ou pas ?

— oui… je suis bien obli…

— fin du débat… en plus, c’est l’heure là, merci c’était sympa, mais j’dois filer…

— Quoi ? mais il est que minuit et demi…

— oui, mais j’dois filer

— aller juste en termine cette discussion, quoi !

— je file, à demain !

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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