Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
— … si on n’est pas amis, on est quoi au juste ? J’te signale que tu n’as toujours pas répondu à cette foutue question et que, comme d’hab’, t’as filé on ne sait pourquoi à minuit trente…
— Tu n’as pas compris? C’est Cendrillon ! sauf que lui, la limite elle ne touche pas ses fringues, mais sa tête !
— Hé, tu vas nous le vexer !Chair à travail : l’amitié est inadmissible (suite)
— C’est simple, être amis, dire qu’on est amis, c’est une manière de valider le monde tel qu’il est aujourd’hui, ça revient à dire qu’une chose aussi belle et singulière que l’amitié, c’est encore possible dans un monde comme le nôtre ce dont, pour vous le dire honnêtement et au risque de vous décevoir, je doute fortement…
— Là tu nous dis que l’amitié c’est un truc magnifique, pourtant hier l’amitié, pour toi, c’était bourgeois…
— je vois pas en quoi c’est contraire, à mon sens la seule amitié qu’on peut atteindre dans un monde comme le nôtre, c’est une amitié mutilée, en gros une amitié bourgeoise…
— et en quoi elle est bourgeoise notre amitié ?
— Bah je sais pas moi… comment le dire sans que vous me reprochiez d’être immonde !
— … le tact, le tact ! Le manque de tact c’est ce qu’on te reproche…
— je peux prendre toutes les pincettes du monde, toujours vous me dites que je suis bourrin…
— Arrêtez ça… on veut juste entendre sa réponse….
— du coup je peux parler sans filtre?
— vas-y t’inquiète, t’as que des personnes majeures et vaccinées autour de toi !
— OK, ça marche ! Donc la question c’était pourquoi je considère notre amitié comme bourgeoise… pour bien faire les choses, j’aurais préféré vous donner ma définition de l’amitié, d’une amitié non mutilée, mais comme je vous connais, ça va vous emmerder et vous allez me dire abrège, va au cœur du propos…
— ce que je me permets de te répéter !
— OK, OK, je vais prendre un exemple, ça passera mieux comme ça… et l’exemple je le prends pas plus tard qu’hier, vous vous rappelez quand j’étais sur mon tel’ ? OK, de quoi vous parliez, vous, pendant ce temps, vous vous en souvenez ?
— Heu… je crois que c’était des youtubeurs, non ?
— … oui, oui, c’est moi qui parlais de ça, j’racontais comment j’avais utilisé des vidéos d’influenceur pour réfléchir aux médias et pour faire, grosso modo, une introduction au traitement des médias pour les gamins…
— Ah bon ? c’est pas ça que j’ai entendu, moi !
— T’es sûr ?
— Carrément certain !
— Je suis sûr pourtant qu’on a parlé de ça…
— Je vais vous dire à quelle conversation j’ai assisté moi ! J’ai entendu un p’tit encadrant tout fier de lui nous exposer comment il forme la future chair à travail !
— …
— Un p’tit encadrant que tout le monde mépris dans son bahut et même dans son Académie, qui n’a pas de contrat stable, qui a pas un salaire de malade, et qui pourtant fait son boulot avec plus d’inventivité et d’ingéniosité que les autres, et qui est tout content de se faire entuber…
— non mec, t’es dur là !
— Hé ho, mais laisse-moi finir… et que ce boulot dont il est tout fier, il en parle à ses « amis » pour se faire lustrer, parce que dans son bahut et son académie, on considère ce qu’il fait comme de la connerie, alors que ce bahut et cette académie, tu verras qu’ils feront exactement la même chose, peut-être même qu’ils piqueront ses méthodes à lui, mais bon, eux, ils ont de contrats bien stables, et…
— c’est bon, c’est bon, on a compris…
— Je peux terminer ma tirade, oui ou non ? C’est toi qui tenais à l’avoir ta réponse, non ?
— Je te dis juste qu’on a compris…
— Hé c’est une conversation, pas de la consommation, genre tu prends ce que tu veux et ensuite tu m’interromps, j’suis pas à ton service…
— laisse tomber, qu’il termine…
— du coup, notre beau petit encadrant tout fier de son travail bien fait, ce travail qu’il a tout bien fait, il ne va même pas bénéficier à la cause, parce que bon, sûrement qu’il en a apporté de la réflexion, de la mise en perspective, qu’il est clairement l’un des enseignants les plus fins et les plus subtils que ces élèves auront la chance de rencontrer, mais ça représente quoi dans toute une scolarité ? Une goutte dans la mer, et encore je suis sympa… du coup ces nouvelles compétences – c’est comme ça qu’on dit à l’éducation nationale ? – elles seront plus tard simplement mises à profit du marché… et pour finir, parce que je vois que vous piaffez de me répondre, ses amis loin de mettre en perspective ce qu’il dit, le processus qu’il décrit, parce que bon faut l’excuser lui, notre petit encadrant à la tête dans le guidon… non, ses amis qu’est-ce qu’ils font, ils le félicitent, ouah t’es génial, trop intelligent ce que tu fais ! Vas-y continue ! Voilà, j’ai fini.
— Enfin ! Donc si je comprends bien ton exemple, tu dis que c’est de l’amitié bourgeoise parce qu’on parle de travail, c’est ça ? Mais le travail, ce travail qu’on le veuille ou non, tu dois admettre qu’il fait partie de nos vies, et qu’une relation humaine, c’est aussi parler de soi, échanger, parler de ses émotions, et vu que, qu’on le veuille ou non je le répète, le travail, c’est là qu’on passe le plus clair de notre temps, bah… forcément qu’on en vient à parler du travail… donc je te trouve un peu dur là-dessus…
— Oui, je suis d’accord… tu voudrais quoi ? Qu’on se censure ? Genre comme des gros stal’s on fasse une liste de sujets dont on pourrait parler et d’autres qui seraient genre tabou…
— Ah ça la centralité du travail, ce n’est pas moi qui vais vous contredire là-dessus… après tu n’es pas obligé non plus de tomber dans la caricature avec ton histoire de censure…
— pourquoi tu nous fais chier alors !
— Je veux bien admettre que je manque de tact… par contre admettez vous de votre côté que parfois, je dis bien parfois hein, vous avez tendance intérioriser votre condition de travailleurs, vous tombez dans le je fais bien mon travail…
— et alors, je ne vois pas où il est le problème ?
— Non, là, t’es de mauvaise foi, oui, t’es énervé, je comprends, arrondir les angles c’est pas sa force à lui, lui-même l’a admis, par contre sur ce point, il a raison…
— sur quel point ? je ne comprends pas…
— comme il le dit, parfois on a tendance, à un peu se valoriser en disant qu’on a fait telle ou telle chose de bien dans not’ boulot… laisse-moi finir, oui, je sais, c’est normal, ce n’est pas méchant… faut bien qu’on trouve un peu de réconfort dans un monde qui nous en met plein la gueule… par contre faut être aussi lucide…
— oui, ce n’est pas tant le fait de parler du travail qui pose problème… c’est l’approche, la manière dont on parle…
— et comment monsieur il voudrait qu’on parle du travail ?
— À mon avis…
— Je peux répondre à ta place ?
— Vas-y, vas-y… je t’en prie…
— Juste rappelez-vous quand on a commencé à se voir au début, lui, il était même pas encore avec nous… et que chaque soir, c’était juste de la plainte… vous vous rappelez quand même, toi, tu bossais dans les musées, toi, tu étais journaliste…
— me rappelle pas ça, s’il te plaît…
— et toi, je crois que tu bossais comme animatrice culturelle ou un truc du genre…
— oui, mais ne me mêle pas votre conversation, moi au fond je suis d’accord, je n’aime pas qu’on parle du boulot de toute façon…
— du coup à l’époque, c’était au Stand’art qu’on se retrouvait, faut le dire honnêtement, ce n’était pas des soirées entre potes, mais un groupe de parole, vous vous rappelez quand même de l’ambiance ! Chacun racontait sa journée, ses galères au boulot, les emmerdes avec les collègues… ce n’était pas de l’échange… y avait aucun échange… aucune mise en perspective de nos situations, pas de réflexion … juste de la chouinerie… on est d’accord ?…
— oui…
— du coup tu t’en rappelles ? on a décidé collectivement qu’on ne se laisserait pas aller comme ça, qu’on devait être dans une perspective pas tant positive, que d’être tous et toutes ancrés dans une réflexion…
— c’est bon, c’est bon je le connais le prêchi-prêcha… pas la peine de me le refaire…appréhender le travail comme une catégorie inhérente au capitalisme et pas juste comme des tâches déconnectées de leur contexte…
— bah voilà, c’est exactement ce que je vous reprochais dans vot’ conversation et toi tu…
— pardon de ne pas être une machine comme monsieur, avec un logiciel bien rodé…
— et toi arrête de partir au quart de tour comme ça, qu’est-ce qu’on avait ?
— oui… oui… du tact…
— et ?
— arrondir les angles…