Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



… des livres, un amoncèlement de livres, des livres posés ou déposés dans des positions diverses, couchés sur l’une de leurs couvertures, debout sur la tranche ou le dos, des livres ouverts, à plat ou face vers le bas, les pages parsemées d’index qui pointent vers le haut, le bas ou la droite, des banderilles multicolores. Au cet amas, on a foré une sorte de trou, de quoi poser son ordinateur, un peu d’espace autour afin de pouvoir mouvoir ses bras, elle a mis sa chaise devant, s’y est installé, au centre de la table, au milieu de ces piles qui culminent à 50 voire 60 centimètres… les yeux rivés sur l’écran, elle lit, elle écrit, elle pioche un livre, feuillette, lit, retranscrit parfois une phrase, un paragraphe, repose le bouquin parmi ses congénères. Ni écouteurs ni casque sur ses oreilles, rien que la rue, des klaxons épars et le bouillonnement du midi au-dehors, des bruits discrets, étouffés, parce que les fenêtres donnent sur la cour intérieure du vieux bâtiment, la pièce même se trouvant à l’opposé de la façade de cet immeuble de 5 étages… ça vibre sur la table, ça ne l’affecte pas, elle écrit, lit, annote – sur support papier et numérique –, ça ne semble pas l’affecter cette vibration qui sous l’effet du poids des livres se transforme en long mugissement… comme si de rien, elle poursuit son activité… ce n’est qu’en s’emparant du livre au dessous duquel se trouvait le téléphone, en voyant les lumières, le nom et le numéro affiché à l’écran qu’elle s’empare de l’appareil, elle veut décrocher, mais trop tard, elle veut rappeler le correspondant dont 5 appels ont échoué, mais trop tard, voici que le téléphone se remet à vibrer dans sa main… allo, bonjour… oui… ah oui, c’est vous, comment ça… ah vous êtes déjà là !… non, non, c’est parfait, vous êtes à l’heure… montez, le code c’est 3452A, c’est au deuxième… non y a qu’une, non vous pouvez pas vous tromper, y a qu’une porte sur le pallier… très bien, à de suite… elle reprend comme si de rien dans ce séjour aux allures de bibliothèque-cuisine… deux trois coups discrets contre la porte du hall, à quelques mètres d’elle, toujours collée à son écran… trois nouveaux coups, plus forts cette fois, quatre de plus… elle ne bouge pas… vibrations du téléphone, oui ? Vous êtes là ? Déjà ? Oui, oui, deux étages, c’est pas grand-chose… attendez je vous ouvre… en se levant, parcourant la pièce elle emmène dans son mouvement quelques livres qui pendaient dangereusement… ça se casse la gueule, elle s’apprête à les ramasser et puis non, la porte… bonjour entez, s’il vous plaît c’est par là… elle l’amène à la cuisine-bibliothèque, s’empresse de ramasser les livres et de reprendre sa place, restez pas comme ça… installez-vous… il esquisse un mouvement, s’interrompt, où se poser ? Elle n’a pas indiqué où il devait, pouvait se poser… surtout que… c’est partout encombré de livres, et les chaises et le sofa…. Il se décide pour ce dernier, en pousse comme ça, avec son cul, quelques uns et se cale, collé à l’accoudoir… ça te dérange pas qu’on se tutoie ? — non, non, pas du tout… — nous, en Russie, le vouvoiement on n’a pas… du coup je suis pas à l’aise avec le tu… — donc Irina c’était pas un pseudo’ ? — C’est mon nom… je m’appelle Irina — et toi, t’as utilisé un pseudo’ ? — non, non… — ah toi aussi c’est ton vrai nom… il est marrant ton nom, c’est de quelle origine ? — Algérienne… — tu es d’origine algérienne ? — non, je suis Algérien… je vis en France depuis… une dizaine d’années — comme moi ! Et donc tu fais quoi en France ? — j’y vis… — non je veux dire pourquoi t’es venu en France ? — Bonne question… — et y a une réponse à cette bonne question ? — on va dire que c’est moins prise de tête de vivre en France qu’en Algérie… — ah bon ? Les cartes de séjour, les renouvellements, la préfecture… tu sais nous aussi, les Russes, on doit passer par tout ça… tu trouves tout ça moins prise de tête… — tu marques un point, non, je veux dire économiquement et socialement c’est moins prise de tête… — d’accord… d’accord… pardon, c’est peut-être mon français qui est mauvais, mais quand je te disais « tu fais quoi » je voulais dire tu travailles dans quoi ? — ah oui, oui, j’suis bête pardon… j’bosse pour un site de petites annonces, j’suis modérateur… — ça fait longtemps que t’y es ? — un peu plus d’un an… — t’es en CDI ? — oui, oui… — modérateur, ça a à l’air sympa… — pas prise de tête surtout, même si en ce moment… — et c’est pour te rapprocher de ton boulot que tu veux déménager ? — heu oui et non… — comment ça ? — Oui parce que t’es proche du RER E par rapport à là j’habite en ce moment et non parce que la chambre où je suis, c’est du temporaire… — et pourquoi c’est temporaire ? — on va dire que je me suis retrouvé dans une situation où il me fallait un logement en urgence parce que ma colocation précédente s’est mal terminée — ah et pourquoi ça ? — Trop long à expliquer… — mais j’ai tout mon temps, moi ! — et moi je dois aller bosser… pour faire court, il y avait une incompatibilité relationnelle… — à cause de quoi ? — Il buvait comme un trou… — oui, je connais ça, l’alcoolisme en Russie c’est très répandu… donc pour la colocation ici, y a une chambre que je vais te montrer, le loyer il est de 500 euros et bien sûr tu participes aux charges… ce qui fait en tout 600 euros… ça te va ? — oui, oui, c’était marqué sur l’annonce… — par contre je fournis pas de contrat, ni de papier, ni rien… je loue à mon nom et techniquement j’ai pas le droit de sous-louer… donc je peux pas te donner d’attestation… — pas de problème… — mais je peux quand même mettre ton nom sur la boîte aux lettres… — ok, bah on y va pour la visite… ah attends, mon téléphone, pardon, je dois répondre… si t’as soif, n’hésite pas t’as les verres qui sont là… je reviens…

Il se lève d’un bond, se dégager de ce livre dont le bout de la couverture cartonnée lui piquait sévèrement la fesse droite, puis il dégage les quelques livres qui traînent encore, libérant sur le sofa l’espace d’un coussin sur trois… là, il peut reprendre, serein pour ses fesses… tandis qu’à côté, dans le hall, la voix d’Irina lui parvient, rien que ça voix, parce que la langue dont elle use, il ne la comprend pas, seuls quelques mots lui sont intelligibles ; République, Châtelet, métro… conversation animée, semble-t-il, ça risque d’en prendre du temps… pour s’occuper il jette un œil aux livres amoncelés à côté de lui, des essais, et rien que des essais, des ouvrages académiques, de la psycho’, de la psychanalyse et un peu de philo’… elle doit être thésarde… parmi les noms familiers… Jung, Freud, Lacan… il n’en a jamais lu du Lacan, il en prend un au hasard, feuillette, s’arrête à une page marquée, lit le passage souligné…

… c’est PLATON qui fait tomber l’art au dernier degré des œuvres humaines, puisque pour lui tout ce qui existe

– n’existe que dans son rapport à l’Idée qui est réelle,

– n’est déjà qu’imitation d’un plus que réel, d’un surréel.

Et si l’art imite, nous dit-il, c’est « une ombre d’ombre », une imitation d’imitation. Vous voyez donc quelle vanité il y a

dans l’œuvre d’art, dans l’œuvre du pinceau.

Or, bien sûr, et dans un sens opposé, pour vous dire qu’il ne faut point entrer dans la nasse pour comprendre que, bien sûr, naturellement, les œuvres de l’art imitent ces objets qu’elles représentent, mais que leur fin n’est justement pas de représenter ces objets. En donnant l’imitation de l’objet, elles font de cet objet autre chose. Elles ne font que feindre d’imiter les objets. Et c’est pour autant  que l’objet est instauré dans un certain rapport avec la Chose, qu’il est fait pour cerner, pour présentifier, absentifier à la fois la Chose

ça va ? — … pardon, je me suis permis de… en attendant que tu… — non, non pas de problème, c’est moi qui dois m’excuser de t’avoir fait attendre, c’était un appel urgent je devais le prendre… — la famille ? — oui, oui… alors ? T’as compris quelque chose ? — non, j’écoute pas les conversations privées et puis je parle pas russe, c’est bien en russe que tu parlais ? — Oui, c’était du russe, mais c’est de ça que je parlais, Lacan, tu lisais le séminaire 7, tu as compris quelque chose… — ah oui, oui, en gros… — ah bon ? C’était quel passage ? Ah ça ! Je sais même pas pourquoi je l’ai souligné… pas le plus intéressant… — ah non, je trouvais ça pas mal, convenu mais pas mal… — et en quoi un modérateur de site de petites annonces s’intéresse à un discours philosophique sur l’art ? — Trop long à expliquer… — mais j’ai tout mon temps… — et moi je vais pas tarder à aller bosser, comme je te l’ai tout à l’heure ! — pardon, pardon… — tu veux peut-être voir l’appartement et la chambre, non ?

Quelle qu’ait été l’état de l’appartement, il aurait accepté, après Naïm, la chambre insalubre d’Aubervilliers et au regard de cette dizaine de colocations visitées dans l’agglo’ ; dès les premières minutes passées en compagnie d’Irina, il a acquis le sentiment que non, il ne trouverait pas mieux… ça s’est mué en certitude lors de la visite, elle désigné la chambre comme sa future chambre, quant aux pièces communes, elle a insisté sur le fait que ça serait un vrai partage des lieux qui s’opérerait, que ça la mettait mal à l’aise les colocataires qui se terrent dans leur chambre, échange et partage c’est avant tout comme ça qu’elle concevait la colocation…

Elle n’a pas l’air difficile, Irina, pas maniaque… certes un peu barrée, ne l’est-il pas lui-même ? Pour ne rien gâcher, elle dit cherchait un colocataire tranquille… pas du genre trop sociable… trop excité… c’est qu’elle est en deuxième année de thèse… elle a besoin de calme pour écrire… ça s’accorde parfaitement avec sa recherche à lui. Seule ombre à ce tableau, elle a une dernière visite, une personne qu’on lui a recommandé, connaissance d’une amie, elle passerait dans l’arpèm’, après la visite, elle avisera, elle l’appellera de toute manière, que la réponse soit négative ou positive…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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