Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
Tous les extraits de Chair à travail.
Pas l’habitude de la valise en terrasse, où la poser ? Entre les pieds ? Non, pas confort. À côté ? Non plus, ça gêne le passage du serveur. Il la couche alors, sous lui, entre les pieds de la chaise. Il se marre, le serveur… comme chaque matin il tente sa blague le serveur, se lier avec cette tête qu’il voit quasiment chaque matin, alors on part on vacances ? — Oui, oui, il le faut… de temps en temps… — je vous le fais pas di… — je vous prendrai un ristretto, s’il vous plaît… — je sais, je sais, serré et il s’en va, grommelant. Ouvrir le sac, en extraire l’ordinateur, l’ouvrir. Le café arrive, la tasse non pas posée, presque jetée, merci, dernière interaction humaine nécessaire, on peut maintenant visser le casque sur ses oreilles, allumer ordinateur, décapiter la bûchette, en vider le contenu, cuillère touiller, taper le mot de passe, entrée, première gorgée de café, bureau affiché, logiciel de traitement de texte, fichier, derniers documents utilisés, sélectionner le premier de la longue liste. Écrire.
Il lui faut s’arrêter plus que tôt que d’habitude, 10 heures, frustré. Basculer en mode connexion, recherche des annonces de colocation sur le site qu’il écume habituellement durant ses heures de travail, il fixe son prix maximum 600 euros, région parisienne, mais pas toute, se restreint à la Seine-Saint-Denis, ce fameux 93 qui condense et engrosse tous les phantasmes. Passage en revue des textes, des photos, comme au boulot, seule différence le café et la liberté de fumer. Il contacte une dizaine de personne, messages les plus concis possible, soulignant le fait qu’il est en CDI. Nouvelle recherche, logement temporaire, une poignée d’annonces, rien de bien concluant, il envoie quand même trois messages, passage sur un site concurrent, celui-ci spécialisé dans la location courte durée, déniche quelques annonces dans sa fourchette de prix, 4 messages de plus. Il souffle, retire son casque, regard dans le vide, attend que le serveur passe, excusez-moi… pardon… — Oui ? — La même chose s’il vous plaît ? Un… — oui, oui, un serré… — merci, il veut remettre son casque, interrompt son geste, attendre que le serveur revienne. Quoi ? Un truc qui vibre, l’ordinateur ? Non, juste à côté, le carré là, l’écran allumé, le téléphone, une série de chiffres affichée, numéro non-enregistré, pas prévu, ça non, pas répondre… puis ça lui revient, mais oui, les annonces, peut-être que… — allo oui bonjour ? Pour l’annonce ? Oui, oui… ça m’intéresse, la visite ? Quand vous voulez, moi je suis dispo’ ? … Claquement de la tasse, jetée sur la table, merci… non, non, c’était pas pour vous… oui, oui je suis dispo’, là de suite ? Pardon, mais c’est quelle annonce, à Bondy ? Oui, je suis à côté là, à Pantin, on se dit dans… jette un œil à l’ordinateur, 10 heures 30, évalue le temps qu’il lui faudra pour aller au boulot de Bondy à La Défense, 30 à 40 minutes… je peux être à Bondy vers midi, parfait ça, une bonne heure d’écriture, en terrasse, départ de Pantin vers 11 heures 40, RER E, arrivée midi, visite jusqu’à 13 heures, ensuite départ vers le boulot, ça vous va ? Parfait… envoyez-moi l’adresse, je vous appelle quand j’arrive…
Depuis le temps, depuis la dizaine d’années qu’il vit en France, niveau recherche de colocations, il est rôdé ; les dialogues par messages interposés, les appels, les visites… faire bonne figure, avoir l’air sympa, un rôle à jouer. Réitérer le processus ou procédé, un code à dérouler ; faire son entrée dans l’appartement/pavillon/maison, se présenter, papoter, faire le tour et puis au revoir. La poignée de main finale sur le pallier, elle suffit à savoir si on sera rappelé ou non ; la pression de la main, sa fermeté, la durée du contact, la position du pouce, son mouvement.. bref, parfois, c’est d’un commun et tacite accord que l’on convient de l’infaisabilité de la cohabitation ; c’est sur quoi déboucherait l’appel qu’il venait d’achever parce que les deux gars qui avaient posté l’annonce dès qu’il les vus, il a compris, non, non, pas pour lui. Pourtant, c’était une chambre bien sympas qu’ils louaient, dans un pavillon à Bondy, mais contrait par le sens des convenances, il a pris sur lui, il fait comme si… il y a pensé à ce temps gâché, aux discussions inutiles sur le sofa… dire ce qu’on fait dans la vie – à quoi on est employé pour gagner sa croûte, en gros – et les deux autres qui ont fait pareil, Bastien et Antoine qu’ils s’appellent, se présentent comme des entrepreneurs, ils en sont à la troisième boîte lancée, ils se qualifient de dynamiques et organisés, recherchant un colocataire du même profil qui lui aussi pourrait utiliser le garage aménagé en espace de coworking.
Le rapport qu’on entretient avec la voix peut être fascinant à bien des égards ; au téléphone, par exemple, on se prend à imaginer son locuteur à partir du grain de sa voix, de son registre, grave ou aigu, de la vitesse ou la lenteur de son débit… on brosse comme ça un portrait robot à partir de notre vécu, nos expériences et surtout nos préjugés. Sa voix avait des intonations raides, les tournures de ses phrases étaient académiques, et quand cette voix vous dit qu’elle occupe un poste de modérateur dans l’un des sites les plus connus du web français ; Bastien et Antoine l’ont directement pris pour un des leurs ; un mec de la tech’, ce qui expliquait le fait qu’ils l’aient appelés aussi rapidement… à peine une demi-heure après qu’il les ait contacté, ils croyaient tenir là une pépite, un mec avec un réseau long comme le bras… un mec qui comme eux ne vivait que dans et par le travail… leur décoration intérieure témoignait de ça d’ailleurs… le séjour-cuisine émaillé de dizaines de stickers portant des inscriptions qui reprenaient divers slogans motivationnels, les mêmes utilisés partout, variations sur les mêmes thèmes… l’avenir, le futur, la création, le travail, l’innovation, l’ambition et la détermination… et parmi cette palanquée de formules éculées, une se distinguait… Ever Tried. Ever Failed. No Matter. Try again. Fail again. Fail better. Vu qu’il s’emmerdait sec à parler météo, taux d’humidité, pression atmosphérique, température réelle puis température ressentie, vitesse du vent, l’ensemble des paramètres ayant, de près ou de loin, un lien avec le temps qui fait… il leur a demandé candidement aux deux d’où est-ce qu’elle venait cette formule…
— ah celle-là, elle était problématique pour nous, je dois dire…
— ah bon pourquoi ?
— Ces stickers, on les achetés en lot, l’idée c’était de faire personnaliser le pavillon, qu’il soit motivant… et on les a mis dans la cuisine et dans la salle de bain parce que ce sont les premières pièces où on va le matin…
— c’est bien pensé !
— Comme tu le vois tous les slogans sont très motivants, le seul qui posait problème c’est justement celui dont tu parles…
— je vois pas ce qui cloche avec lui…
— bah l’échec, je veux dire quand tu te réveilles le mec tu veux pas voir marquer comme ça en gros échouer, échouer, échouer… à partir de là, je voulais le mettre à la poubelle…
— c’est vrai ?
— Et c’est là où je suis intervenu, j’ai dit à Antoine que l’échec, qu’on le veuille ou non, ça fait partie de notre métier, c’est comme le ying et le yang, l’ombre et la lumière, s’il n’y avait pas d’échec, il n’y aurait pas réussite…
— c’est… ingénieux…
— le compromis alors c’était de le mettre à côté du canap’, pour quand qu’on est plus en mode détente…
— c’est à dire jamais…
— et vous ne savez pas qui l’a écrit ?
— les stickers…
— non, cette phrase en particulier…
— oh tu sais en général c’est des boîtes de comm’ qui se chargent de ça… quoi ? Tu penses pas… attends je google ça… ever tried… ever failed, ça devrait être bon… Bah t’en as du flair… c’est un écrivain… Be..ckett, Samuel Beckett, un écrivain Irlandais d’après wiki’… Tu le savais ?
— J’avais simplement l’ombre d’un doute… vous me le confirmez, merci…
— et tu penses que les autres ce sont aussi des citations ?
— Oui, non, peut-être… au point où on en est, ça ne m’étonnerait pas, tu peux charcuter du Marx et lui faire dire ce que tu veux…
— je ne comprends pas…
— oui, je m’en doute…
— …
— ça ne m’étonne pas du moins,
— quoi ?
— pourquoi, ça devrait ?
— …
— c’est le cap au pire…
— je crois qu’on va rester là… c’est qu’avec Bastien on a du pain sur la planche…
— Idem.