Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



— Vous savez pourquoi vous êtes ici, pour quelle raison vous avez été convoqué ?

— J’ai lu la lettre, mais je préfère vous l’entendre dire…

— Donc vous avez été convoqué aujourd’hui…

— Pardon de vous interrompre, ça ne vous dérange pas que je prenne des notes ?

— Comment ?

— Pendant que vous parlez, je peux prendre des notes ?

— Heu, bien sûr, bien sûr, vous avez le droit de… de prendre des notes…

— donc pourquoi suis-je convoqué aujourd’hui ?

— Oui, je reprends si vous avez été convoqué aujourd’hui c’est à cause de la détérioration des relations de travail au sein de l’équipe de modération.

— … dé-té-rio-ration… re-la-tion… tra-vail… é-quipe, mo-dé…

— et tout porte à croire, à la suite de l’enquête interne que j’ai mené en tant que responsable des ressources humaines, que vous êtes la cause de cette détérioration des relations de travail…

— … res-pon-sable… dé-té-rio-ra-tion…

— alors nous ne sommes pas ici dans le cadre d’un entretien préalablement au licenciement, je vous rassure tout de suite… c’est un échange que nous voulons vous établir avec vous, moi, la responsable des ressources humaines, ainsi qu’Emmanuelle, la responsable de votre service…

— … av-ver-ti-sse-ment…

— Ne vous sentez pas obligé de tout noter, comme je vous le disais c’est avant tout un échange…

— ah ça, je me sens plus à l’aise comme ça, si je note, sinon j’ai tendance à perdre le fil de la conversation, du coup où j’en étais ? E-mman-nuelle… et… Ca-mille…

— laissez-le faire, Camille, s’il se sent plus à l’aise comme ça…

— donc qu’en dites-vous ?

— rDe quoi ?

— De la détérioration des relations de travail dans l’équipe au sein de laquelle vous travaillez…

— Je ne sais pas…

— Comment ça vous ne savez ? Vous avez noté une détérioration ou non dans vos relations de travail ?

— Ah ça, oui, oui, tout à fait depuis qu’on a mise en place ce protocole au sujet des contrefaçons…

— Non, je ne vous parle pas du travail que vous effectuez, des annonces à modérer, je vous parle des à-côtés de votre relation avec vos collègues de travail, avez-vous noté une détérioration de cette relation de travail ?

— Je ne sais pas…

— Je crois que c’est à moi d’intervenir… alors je d’abord dois dire, en tant que responsable de la production, que vos états de service sont impeccables, pas une absence en un peu plus d’un an, seulement deux retards et encore les deux retards ont été justifiés… la meilleure cadence de l’équipe, le tout avec un taux d’erreur de moins de 2 %… sans oublier que nous n’hésitez pas à donner de votre personne, vous aidez les autres à s’améliorer, vous conseillez les autres et faites passer les informations, de ce point RAS, par contre, comme le signalait Camille, c’est la relation avec vos collègues qui pose problème, comment vous la qualifieriez cette relation ?

— … hum, de cordiale ?

— Cordiale, c’est tout ?

— Oui, on se dit bonjour en début de journée, au revoir à la fin… si quelqu’un a besoin de quelque chose, je peux lui apporter mon aide, si je le peux…

— et ?

— C’est tout.

— Et vous n’avez noté aucun changement ces derniers temps ?

— Hormis le bouleversement qu’a impliqué la vérification de la fraude, non, rien…

—Pourtant, en tant que RRH j’ai reçu des témoignages de la part de vos collègues disant qu’il règne une tension à couper au couteau dans l’espace de travail et en-dehors…

— la personne a dit textuellement « à couper au couteau » ?

— Je ne peux vous délivrer cette information… en quoi cela vous intéresse ?

— Ce n’est pas une expression très usitée aujourd’hui, et vu que la moyenne d’âge sur le plateau est assez basse, ça m’étonne d’autant plus, c’était un témoignage écrit ou oral ?

— Pardon, mais ce n’est pas le sujet…

— parce qu’à l’oral, je ne vois personne dans le plateau utiliser comme ça, spontanément cette expression et à l’écrit, ça fait très littéraire, scolaire…

— Je vous en prie, revenons à notre sujet, est-ce que vous l’avez sentie cette tension au cours de ces dernières semaines ?

— Oui, oui, y a de la tension depuis ces histoires sur la contrefaçon…

— Je vous parle des relations de travail, des relations que vous entretenez avec vos collègues… pas du…

— Pardon, je me permets de vous interrompre Camille, mais quand je vois un cas comme celui-ci de monsieur, par expérience, et elle est longue, je sais à peu près où se situe le problème… c’est le syndrome du premier de la classe, ça stresse vos collègues…

— oui, je suis assez d’accord avec vous Emmanuelle, mais le problème c’est que Monsieur ne fait rien pour rassurer ses collègues… vous comprenez ce que je veux dire, ils ne vous voient pas comme un humain, mais comme une machine, c’est que j’ai pu lire…

— ah donc c’était des témoignages écrits, je comprends mieux maintenant l’usage de l’expression « tension à couper au couteau »…

— je reviens à ce que je disais, vos collègues vos statistiques et le fait que vous ne leur parliez pas beaucoup, ça les met dans une position d’insécurité, vous comprenez ? C’est un petit problème qui peut se régler facilement…

— ah bon, et comment ?

— Essayez d’être plus proche d’eux, de leur parler durant les pauses, à la fin du travail… qu’ils sentent un intérêt de votre part…

— mais je fais déjà ça…

— je ne sais pas essayez d’aller plus loin, pourquoi pas prendre un verre avec eux, en-dehors du boulot, aller au cinéma… comme dans d’autres contextes, ils vous verront autrement…

— déclarer des heures ? Quelles heures ?

— Les soirées, là, les verres, le cinéma dont vous me parlez… je vais pas faire ça gratuitement ?

— … c’est très drôle… vous voyez bien que vous avez de l’humour…

— heu, non je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux… ça prend du temps, vous savez ? faudra que j’y passe du temps, un temps qui, comme vous le dites, sera consacré donc au travail, un temps durant lequel je ne serai pas payé, durant lequel au contraire je devrai y aller de ma poche, parce que les collègues là, ils ne vont pas dans des bars bon marché…

— …

— …

— … je vous fais une fiche mensuelle, je peux joindre les notes de frais ?

— Je n’arrive pas à croire qu’on ait ce type de conversation… vous êtes vraiment sérieux ?

— Et pourquoi je ne le serais pas ?

— Rassurez-moi, vous n’avez jamais été payé pour boire avec vos amis ? sinon je m’inquiéterai vraiment de l’état de notre pays…

— ce dont on parle, là, ça n’a rien à voir avec le cercle privé… je me base simplement sur vous, c’est vous qui avez dit que c’était pour le travail, non ? Ce temps que je vais consacrer chaque soir à discuter et à boire, au final, c’est l’entreprise qui va en tirer profit, non ?

— Peut-être, mais…

— S’il y a une meilleure ambiance dans l’équipe, ce sont les conditions de travail et donc le travail en lui-même qui sera meilleur, non ?

— …

— À partir de là, pourquoi j’irai de ma poche et de surtout de mon temps…

— Comme toujours vous croyez avoir réponse à tout et aucun sens de l’humour, aucune légèreté… j’irai même plus loin aucune humanité, vos collègues ce sont avant tout des personnes, des êtres humains, c’est normal de lier une relation avec eux, pas besoin de vous payez pour ça… vous faites partie d’une équipe et que chacune et chacun doit contribuer à entretenir une bonne atmosphère de travail…

— dans l’exécution de mes tâches, on ne m’a rien reproché à ce que je sache ?

— Encore une fois, il n’est pas question de votre travail en lui-même…

— L’ambiance au travail, ça relève du management, non ? Faites un atelier team building, si vous pensez que c’est nécessaire, c’est avec plaisir que j’y participerai ! Mais je le ne le ferai pas sur mon temps libre…

— bon, j’en conclus qu’il est impossible de discuter avec vous, Emmanuelle en est témoin… j’ai préféré vous prévenir par rapport à ce problème dès maintenant, agir en amont, je vous ai recommandé des solutions, on va s’arrêter là. J’ai bien d’autres dossiers plus importants que celui-ci dont je dois m’occuper, sur ce… je vous souhaite une bonne journée.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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