Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
— … et ces bouquins, c’est quoi ?
— Ah ça ? c’est rien…
— t’es étudiant ? Tu m’avais pas dit que t’étais étudiant…
— non, non, c’est pour un projet personnel…
— pour ça que t’es pas comme ces racailles, toi, t’as toujours des bouquins avec toi… tu lis… je t’ai même vu l’aut’ dans ta chambre, tu écris…
— c’est pas une raison non plus de caricaturer…
— t’es trop modeste, quand je te vois, tu me rappelles mes amis de l’ENS…
— t’as été l’ENS ? Impressionnant…
— je le savais, tu me sous-estimes, c’est ça? Quoi, tu pensais pas que j’avais été à l’université, c’est ça ?
— Non, non, pas du tout, tu m’as déjà raconté comment t’es arrivé en France, pour tes études et tout, que t’avais validé une licence de science po’ au Maroc, c’est ça ?
— Ah ça fait plaisir… des gens qui écoutent vraiment, ça fait rare !
— Et du coup tu m’avais dit que t’avais repris en L3 à Nanterre, c’est ça ?
— C’est vrai… je t’ai dit ça, moi ? Je me rappelle pas, c’était quand ?
— Hum… attends… j’crois bien que c’était mardi dernier, le lendemain, tu m’as parlé de ta famille à Marrakech, les entreprises de BTP et tout…
— Ça oui, je m’en souviens, très bien… c’est qu’on s’en raconte des choses, c’« est bien !
— du coup tu ne m’as pas encore jamais parlé de la suite…
— quelle suite ?
— bah la suite de ton parcours, après la L3 à Nanterre et ce que t’as appelé les « sales gauchistes »…
— quoi je t’ai raconté ça aussi ?
— Et j’avoue que c’était intéressant, ça m’a permis de mieux comprendre ta manière de penser ?
— Tu fais une enquête sur moi ou quoi ?
— Non, non, faut pas le prendre comme ça, ce que je voulais dire c’était que j’en avais plus appris sur toi, ton histoire et qu’à partir de là, j’arrivais à mieux comprendre certaines de tes prises de positions, notamment quand tu parles, je cite, des « racailles »….
— ah donc t’es d’accord avec moi ?
— Comprendre un schéma de penser et être d’accord avec, ce n’est pas la même chose… bref, du coup t’as fait l’ENS, t’y as étudié quoi ?
— J’ai continué Sciences Po’…
— et ça s’est passé comment ?
— Mal…
— À ce point ?
— Avec le recul, je peux le dire maintenant, avec le Master à l’ENS, c’est la pire période de ma vie qui s’enclenche…
— À cause de quoi, des prof’s ? des étudiants ?
— Non, non… c’est là que… comment dire, c’est à ce moment-là que je décide de pas rentrer au Maroc…
— je comprends, et ton père n’a pas dû être jouasse d’apprendre ça…
— C’est le cas de le dire… il m’a coupé les vivres direct… c’est à ce moment que j’ai connu la galère, comme toi, comme ceux qui viennent avec pas un sou en poche, comme les harragas, sauf que pour moi, c’était pire !
— Ah bon ? En quoi c’était pire pour toi ?
— Bah tu sais quand t’es habitué à la pauvreté, c’est facile… faut être honnête, quand depuis t’as grandi dans une famille pauvre au bled et que t’es pauvre en France, ça fait pas de différence, je dirais presque que c’est une amélioration… et puis, tu sais te débrouiller et tout… moi, je ne savais pas tout ça, tout seul et sur le tas que j’ai dû apprendre !
— Qu’est-ce que ça devait être dur pour toi…
— oui, carrément, tu me vois comme ça aujourd’hui je cuisine et tout, mais à l’époque dis-toi que même cuire un œuf je savais pas ! Moi je mangeais qu’au resto’…
— tu as dû apprendre à cuisiner, mon dieu, l’horreur !
— mais d’abord j’avais dû chercher une colocation, parce que le loyer du studio, il était trop cher pour moi, c’était ma première coloc’ à l’époque…
— et t’avais de quoi payer ta partie du loyer ?
— Il me restait pas mal d’argent sur mon compte… mais bon j’ai fait mon possible pour ne pas tout cramer en quelques mois… du coup, j’ai cherché du boulot… mais faut savoir qu’à l’époque, moi, j’avais jamais bossé…
— ça a dû être très dur…
— et vu que je n’avais pas vraiment d’idée de quoi chercher comme job, j’ai postulé à tout ce qui me tombait sous les yeux… et y a que GSF qui m’a répondu…
— GSF ?
— Je t’en ai parlé, tu t’en souviens pas ?
— Non, non je ne crois pas que tu m’en aies parlé,
— mais si, rappelle-toi, quand y a de ça trois mois je t’ai appris comment utiliser le balai à frange…
— ça je m’en souviens, c’était un grand moment, ta fameuse technique du je plonge les franges dans l’eau, je fais tourner le manche du balai dans les paumes, j’essore, et puis je trace des 8 sur le sol… oui, ça je m’en souviens parfaitement… surtout que des mois après, tu viens voir si j’applique ta technique…
— bah justement c’est pas ma technique, à l’époque déjà, je t’avais dit que c’était la procédure réglementaire à GSF…
— au temps pour moi, je m’en souviens pas du tout, je devais être super concentré pour apprendre à manier le balai à frange,
— En tout cas ça me fait plaisir, tu es un pro’ maintenant, tu le fais mieux que beaucoup de gens qui bossent depuis longtemps dans le nettoyage !
— C’est gentil… par contre ça ne me renseigne pas trop sur ce qu’est GSF…
— GSF, c’est le leader mondial des services de propreté et de nettoyage, et c’est avec eux que j’ai commencé dans le métier… j’ai bossé pour eux pendant plus dix ans, j’ai commencé comme simple agent d’entretien intérimaire et j’ai monté, monté, j’suis devenu manager…
— impressionnant !
— Ils ont tout de suite vu le potentiel que j’avais, j’enchaînais les contrats, l’hiver, l’été, le printemps, la nuit ou le matin… on m’appelait, une demi-heure après j’étais à mon post, et à l’heure ! Alors que les autres, ils étaient là que pour faire un ou deux contrats et rien branler après en touchant le chômage…
— par contre à l’époque tu n’avais pas droit au chômage, t’étais étranger avec un statut étudiant, c’est ça ?
— Oui, mais n’empêche, même si j’avais eu la possibilité de toucher le chômage, je l’aurais pas fait, quand tu es jeune, tu as tes bras, t’as pas besoin d’être assisté, tu peux travailler…
— pourtant tu travaillais pas ?
— Mais si que je travaillais, à GSF je te dis, tu m’écoutes ou quoi ?
— Non, je veux dire avant que ton père il ne te coupe les vivres ?
— C’est pas pareil ça, mélange pas tout !
— En quoi c’est différent ?
— C’est l’argent de la famille, pas celui de l’État, des impôts, c’est ça la différence ! Et elle est pas mince !
— Juste une question, si tu me le permets, pourquoi tu as décidé de couper comme ça avec ta famille ? Je veux dire tu le savais très bien que ton père le prendrait mal ton histoire de je veux rester faire ma vie en France… et j’en rajouterai une deuxième, quand t’as vu que tu galérais, tu pouvais toujours faire marche arrière, et pourtant tu l’as pas fait, comment ça se fait ?
— Après avoir passé trois ans en France, je me voyais plus revenir au Maroc, et surtout pas pour y faire de la politique, tu sais que c’est dans ces pays la politique, les magouilles et tout, les apparences, jouer le mec religieux, avec sa famille et tout, et faire la nuit la tournée des bars en se cachant… je ne suis pas comme ça, moi, je peux jouer double-jeu… plutôt être agent d’entretien que ça… mais je dois dire aussi que quand je commence à travailler chez GSF à l’époque pour moi, c’est un truc temporaire, alimentaire, comme dans les films américains tu sais, quand le personnage principal il commence tout en bas de l’échelle, qu’il fait ses études en parallèle et qu’il réussit à la fin…
— le fameux self-made man…
— oui, j’avoue qu’il y avait un peu de ça… je me disais que ça financerait mes études et qu’après j’obtiendrai un poste d’enseignant-chercheur…
— mais tu n’as pas poursuivi tes études…
— non, j’ai laissé tomber après le Master…
— et pourquoi ?
— C’est difficile à expliquer maintenant, faut se remettre dans… comme on dit déjà ? Dans le
— contexte ?
— oui, c’est dans le contexte, alors d’abord dis-toi que mon Master je l’ai validé en 3 ans, j’ai été transparent avec mes prof’s, je leur ai expliqué ma situation et tout, et qu’entre-temps, à GSF, on voyait que je bossais bien que j’étais rigoureux, que j’étais le seul à le prendre au sérieux ce boulot, alors ils mon filé le poste de superviseur et avec un CDI en prime, et bien payé en plus… comme ça, j’ai pu changer de statut…
— oui, je comprends t’es passé du statut d’étudiant étranger à travailleur étranger, c’est à ce moment que tu as la carte de dix ans ?
— C’est ça, si j’ai pu rester en France, c’est grâce à GSF, surtout qu’ils avaient tout fait bien, ils sont entrés directement en contact avec la préfecture…
— t’étais à quelle préfecture, Bobigny ?
— Nanterre… et tu sais ce que c’est, tu l’as vécu, quand on obtient la dix ans, t’as comme ça tout de suite comme une décompression… du jour au lendemain, c’est bon, le stress des papiers, tu l’as plus, tu tu veux plus penser à autre chose, tu veux juste profiter…
— oui, oui, je vois parfaitement…
— et vu que j’avais un bon salaire, j’ai tout de suite quitté la colocation où j’étais et j’ai pris alors un T2 dans les Hauts-de-Seine…
— par contre, corrige-moi si je me trompe, tu ne bosses plus actuellement à GSF ?
— non, c’est fini avec GSF, depuis quelques années maintenant…
— ça s’est mal terminé du coup avec eux du coup ?
— oui… non… un peu des deux ?
— Il s’est passé un truc ?
— …
— tu ne veux pas en parler ?
— Je ne préfère pas, et puis de toute façon il est tard, non ? 2 heures 40 ! Tu ne dois pas dormir, tu bosses demain, non ?
— Oui, oui, t’as raison…
— tant qu’on y est, j’voulais te demander, comment ça se fait que tu sortes aussi tôt le matin et que tu rentres aussi tard ? Tu fais combien d’heurs ? genre 70 par semaine ?
— Non, je préfère un peu profiter de l’air le matin avant de prendre mon service à 14 heures…
— t’es bizarre, toi… le portail est fermé ?
— Oui, et j’ai vérifié…
— tu t’occuperas de la porte ? J’ai pas les clés sur moi…
— très bien et tu fermes…
— À double tour, je sais, vas-y monte, ne t’inquiète pas…
— bonne nuit.