Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
En vue de mettre en place la nouvelle politique de modération, toute une ribambelle de formations furent mises en place, au fil des mois défilaient, lors de matinées ou d’après-midi, des représentants grandes marques ayant pour but d’apprendre aux modérateurs à détecter les vêtements, les chaussures ou autres accessoires de contrefaçon. À quelques rares exceptions près, ça se déroulait de la même manière, tu avais un mec sévèrement cravaté qui se ramenait dans la salle de réunion, il faisait face à tout le service, responsables y compris. Il commençait par présenter la marque pour laquelle il bossait, il servait le baratin habituel sur le savoir-faire, la qualité, l’originalité des produits, puis il te déballait les marchandises les plus populaires que fabriquait pour pas cher son employeur et vendues aux péquins de base à une somme atteignant les 3 ou 4 chiffres… il se trimbalait toujours avec plusieurs exemplaires de chaque marchandise, un qu’il manipulait lui, le reste les employés se les passaient de main à main, avec toujours la même blague qui ressortait ; c’est des échantillons gratuits pour nous ? Que demandait immanquablement la responsable du service, haha général de convenance et on passait au sérieux, le mec ou la meuf te présentait sa marchandise dans le détail, et regarde comment les coutures elles sont fines et serrées, les cuirs pleine fleur ils reflètent la lumière sans être trop brillants, les couleurs des toiles et tissus pas criardes, tout le contraire des habits et des accessoires que portaient ces employés mal-fagotés qui apprenaient comme ça, de formation en formation, la matière et la manière même du mode de vie bourgeois, histoire de mieux le protéger des infâmes vilains qui avaient l’outrecuidance de le copier bourgeoise pour mieux la protéger des infâmes vilains qui avaient l’outrecuidance d’en copier le style, de le travestir en en donnant la plus piètre des images, ce que bien évidemment, ces marques ne produisaient rien d’autre que de la qualité, que des marchandises durables qui vous accompagneraient tout au long de votre vie, contrairement aux vils faussaires que l’on combattait, qui produisaient leurs contrefaçons dans d’obscures usines chinoises ou bangladaises avec des conditions de travail dégradées, les marques, et plus spécifiquement celle représentée par celui qui s’agitait devant un parterre d’employés qui n’en avait visiblement rien à foutre de son baratin, se préoccupaient des conditions de travail de leurs employés. Chacun des représentants de telle ou telle marque y allait pourtant de son petit discours, un passage de cirage en règle destiné à motiver les employés dans la nouvelle tâche qu’ils allaient désormais devoir assumer :
– Ce que vous vous faites, tous les jours en modérant cette référence des sites de petites annonces pour laquelle vous travaillez, c’est un vrai travail d’utilité publique, à la fois pour les utilisateurs du site qui ne se feront pas arnaquer, qui ne penseront pas avoir acheté au prix fort un produit de qualité médiocre, mais aussi les marques, dont celle que je représente, une marque centenaire qui a prouvé durant sa longue existence le savoir-faire mis dans la fabrication de ces produits unanimement reconnus pour leur qualité et faisant partie intégrante du patrimoine national…
Il va de soi que les employés s’en carraient totalement de toutes ces histoires, ce qui les préoccupait c’était avant tout leurs conditions de travail à eux, parce qu’avec l’adjonction de ces nouvelles procédures, les perspectives, de ce point de vue, n’étaient pas des plus réjouissantes. En effet, déjà qu’il fallait jongler avec tout un tas de règles issues des CGU, certains produits interdits, à cela s’ajoutait bien sûr le fait de vérifier constamment que les annonces concernaient bien le territoire français – à ce titre, une mésaventure bien marrante avait secoué l’ensemble du service, nombre de modérateurs ayant refusé la publication d’une palanquée d’annonces mettant en vente des billets pour festival jazz à Vienne, confondant le département de la Vienne et la capitale de l’Autriche – à cela il fallait ajouter les cas particuliers, ceux des animaux interdits à la vente, de certains types de phares de voiture, sans oublier les changements drastiques dans la publication d’offres d’emploi, désormais il fallait vérifier le SIRET et SIREN de l’entreprise émettrice de l’annonce, de même pour les offres de service, l’utilisateur ayant posté l’annonce devant préciser son statut, et ce pour éviter toute possibilité de travail non déclaré – ou donner l’impression du moins… à l’ensemble de ces procédures, il fallait désormais adjoindre le fait de zoomer sur des photos de piètre qualité, et de tenter de distinguer dans la bouillie de pixels la qualité de telle ou telle couture, la forme d’un sac, le logo d’une marque… en gros tout le charabia balancé lors des formations dispensées par les représentants de marques qui se sont succédé dans la salle de réunion. Passer de la stimulation intellectuelle de la traque à l’arnaque et l’utilité sociale que certains agents lui affectaient, à ces longues minutes passées à se coller les yeux à l’écran pour tenter de déceler dans ces photos mal-cadrées et mal-éclairées un indice s’esquintant les yeux pour déterminer si oui ou non la couleur, la couture, la matière correspondaient à la photo du produit original, présenté dans l’écrin parfait d’un studio et d’un photographe professionnel. Tout ça était en plus à mettre en perspective avec la fameuse cadence de chaque employé, parce que le contrat conclu entre Dataroom Center, l’employeur direct des agents, et le site, client de l’employeur, ne mentionnaient pas tant la qualité de traitement ds annonces que leur quantité, ainsi les employés étaient avant tout jugés à l’aulne du volume d’annonce traité par mois, on avait même instauré des primes d’objectif dans ce cadre – 100 balles, ça représentait quand même une petite somme. Les nouvelles directives, notamment celles qui concernaient la contrefaçon, bah elles faisaient mécaniquement baisser la cadence des employés, les privant ainsi de leur prime mensuelle.