Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’être forcé à travailler, il veut penser le travail, sa centralité. Alors il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
— Pas populaire, c’est ça que tu me dis ? Si Denji c’est pas un perso’ populaire pour toi, je sais pas ce qu’il te faut ? T’as vu d’où il vient ? Il a grandi dans la misère, il est carrément né endetté le mec ! Il bosse depuis qu’il est tout gamin pour rembourser les dettes de son daron… t’es passé à côté du premier chapitre ou quoi ?
— Faut qu’on se mette d’accord, là tu me parles de la situation sociale du perso’, le fait qu’il soit issu d’une famille pauvre, on est d’accord sur ça. Par contre, sa mentalité, sa façon de voir le monde, c’est autre chose ! Et de ce côté, il est beaucoup plus fin que ce que tu crois…
— Denji, le perso’ de Chainswan, tu dis qu’il est fin ? Il cherche qu’à bouffer et baiser le mec ? Tu l’as au moins lu, le manga ?
— Pour le lire, ça oui je l’ai lu ! Et pour tout te dire, je l’ai trouvé assez moyen, voire mauvais comme manga… mais faut bien s’occuper, non ? Goûter la soupe que nous sert l’industrie culturelle…
— Ah ouais, t’es dur là…
— Pour revenir à Denji, lui je l’ai trouvé intéressant comme perso’, si tu mets de côté le fait que ça soit un gros beauf… mais ça tu comprends rapidement que c’est de la surface, c’est juste fait pour amuser la galerie, du commercial pur jus… du coup, faut pas trop se focaliser là-dessus, non ce qui fait l’intérêt de ce manga, c’est que son personnage principal, il ne cherche pas à atteindre un but ultime, à devenir le plus fort, le plus riche ou je sais pas quoi, pour le dire en un mot, il n’est pas dans la performance ! Non, Denji ce qu’il veut avant tout, c’est vivre peinard… chiller un max’ !
— C’est bien pour ça que je te dis que c’est le représentant de la classe populaire…
— Mais non, rien à voir… tu te goures doublement, et dans ta lecture du perso’, et par rapport à l’image que tu te fais de la classe populaire. Même si l’expression n’a pas de trop de sens, je l’utilise parce qu’on est à peu près d’accord sur la définition… en gros des personnes qui subissent la précarité plus qu’elles ne la choisissent…
— Un prolo’, voilà ce qu’il est, le Denji… Il risque sa vie tous les jours dans un boulot pénible qu’il est obligé de faire parce qu’il faut bien bouffer !
— Oui et non… ce que tu ne comprends pas en compte c’est que dans les classes populaires, chez les prolo’s comme tu dis, le travail on a plutôt tendance à le respecter, à le valoriser, l’honneur des travailleurs et les conneries dans le genre ! La seule critique, c’est par rapport aux conditions de travail, histoire de pouvoir faire son travail dans la dignité et je te passe le discours con-con… Par contre Denji, il n’est pas du tout dans ce délire ! Lui, le travail, il s’en fout, son seul but dans la vie, c’est buller ! C’est pas un truc de classe populaire, ça !
— …
— C’est que Denji, il s’est émancipé de sa condition première… et ça faut le mettre en rapport avec le monde de Chainsaw man ? Tu peux te faire buter pour un rien, t’as des mafias de partout, un État qui, comme le nôtre, veut que faire bosser les gens… Denji, il a juste compris que les dés étaient pipés, ou c’est peut-être justement le fait qu’il en ait bavé toute son enfance qui lui a fait comprendre ça… À partir de là, il ne veut pas jouer, ou plutôt, il joue que quand il est obligé… pour ça d’ailleurs que ce perso’ il nous parle… la société comme elle est, elle a plus aucun sens pour lui, il fait ce qu’il a à faire pour survivre…
— Et son de délire de vouloir que baiser et manger dans la vie, ça correspond pas à la classe populaire ça ?
— Ah non, là tu confonds populaire et vulgaire, c’est pas la même chose ! Par contre, si tu cherches vraiment un personnage qui correspond à des valeurs de la classe populaire comme on dit… moi, je dirais plutôt que c’est Aki !
— Le mec qui est toujours propre sur lui, tout poli et tout ? Mais non, tu débloques !
— Lui, il s’implique personnellement dans son boulot, il veut le faire du mieux qu’il peut quitte à y laisser des plumes… Il vise un idéal…
— Faudrait que je relise, tu me mets le doute là !
— Tu sais quoi, ça me fait penser à Julien Sorel…
— Julien qui ?
— Julien Sorel du Rouge et le noir, le perso’, lui aussi il vient d’un milieu populaire, et lui au départ, il a des objectifs, des idéaux, comme Aki… et à la toute fin du roman, quand il se retrouve en prison, il dit que ça le repose, qu’il a trouvé son idéal, ne rien foutre, c’est pour te le faire rapidement le pauvre qui a découvert ce que c’est que d’être bourgeois, je crois bien qu’il le dit d’ailleurs…
— J’avoue que tu m’as perdu… attends Le rouge et le noir, c’est pas le truc qu’on fait au lycée, non ?
— C’est ça…
— Vous voulez pas parler d’autre chose ? Popu’ ou bourge’ on s’en fout un peu, non ? C’est qu’un putain de manga…
— Et madame, de quoi elle voudrait qu’on cause ?
— Bah je sais pas, vous avez que 20 minutes de pause et vous trouvez rien de mieux qu’à vous écharper sur un manga…
— Alors vas-y, propose-nous un sujet digne d’intérêt…
— Vous avez vu la pépite de la journée ?
— L’appartement de 35 mètres carrés dans le 11ème arrondissement à 500 balles ? Meublé tout équipé, avec abonnement netfix compris ?
— oui, oui, elle marrante celle-là… Mais celle dont je te parle, c’est une vraie pépite, complètement claquée au sol !
— Vas-y balance…
— Faut d’abord que je te mette en situation… imagine t’es posé tranquille, tu viens de te farcir des dizaines d’annonces de meubles cheapos, tu vois, le genre de trucs que tu valides sans même lire… et là, d’un coup, t’as une paire de air-max, mais faut les voir ces baskets… crades, défoncées, genre le mec qui les vend, il a dû crapahuter dans les égouts avec…
— Et ?
— Bah à ce moment, comme je te disais, j’étais en mode automatique, quand je vois l’annonce là j’me dis : bouarf rien qu’une paire de baskets, aller vas-y, passe à aut’ chose… du coup je valide direct, je continue la file d’annonces avec des meubles, des bouquins, des trucs en gros qui te font pas trop réfléchir, mais moi, dans ma tête, j’suis toujours sur les baskets, ça me trotte, en me disant que des air-max comme ça, que tu veuilles les mettre en vente, en tirer un billet, pourquoi pas ? Mais pourquoi ne pas au moins prendre la peine de les laver, passer un coup de brosse ? Et pourquoi mettre d’aussi belles, photos, très bonne résolution, et les baskets prises de tout près, l’angle où tu vois en détail qu’elles sont défoncées, ces baskets… bref, au moment où je termine la page d’annonces, que je vais cliquer sur valider la file… je remonte, je remonte en me disant : nan, mais faut que je lise quand même le texte de l’annonce… et là, et là, j’me rends compte de ma connerie !
— Ah bon ! y avait quoi ?
— Attends deux secondes, je l’ai… je l’ai recopié tellement que c’était claqué au sol… attends, voilà, tiens-toi bien ; vend, paire de air-max odorante de lascar…
— De quoi ?
— De lascar, mais écoute, écoute, un peu… je reprends : vend, paire de air-max odorante de lascars, portée par des blacks et des rebeus des cités, dans leur jus, jamais lavées, jamais nettoyées, 300 euros, prix négociable, remise en main propre ou envoi par la poste discret, anonymat garanti… voilà !
— Ça existe ce genre de trucs ?
— Y en a bien qui achètent des culottes, alors des baskets odorantes… chacun son délire…
— T’as laissé passé l’annonce ?
— Ah bah, moi, je juge pas, chacun fait ce qu’il veut, mais techniquement, en se basant sur les CGU, c’est un PNA, du coup j’ai filé le numéro de l’annonce à Yvan pour qu’il annule la validation…
— Par contre, t’y crois vraiment, à cette annonce ? Je veux dire, tu penses pas que c’est une arnaque ?
— Aucune idée et je t’avoue que je m’en fous un peu, moi, tu sais j’fais mon taf’ le reste…
— Ouais, mais ça te fait pas un truc quand tu chopes une arnaque ?
— Comment ça ?
— Genre quand tu lis une annonce et que tu détectes qu’il y a un truc louche, que c’est fait pour pigeonner des gens…
— Qu’est-ce que ça pourrait me faire ?
— Bah j’sais pas, l’impression d’avoir fait quelque chose bien, un truc d’utilité publique en évitant que quelqu’un se fasse arnaquer… c’est pas mal, non ?
— Pour moi, tu sais, c’est qu’un boulot…
— Et toi ?
— M’en fous complet !
— Ah ouais ?
— Si tu vois les choses comme ça, je comprends mieux ta lecture de Chainsaw man…
— C’est quoi le lien ?
— Bah, t’es comme Aki, tu essayes de trouver un sens à ce boulot alors que techniquement t’es juste payé à cliquer…
— Je sens que ça va repartir sur du manga, j’vous laisse, moi je file !