Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



Du changement dans le service de modération de Dataroom center, les employés faisant partie de la toute première équipe recrutée achevaient leur deuxième CDD, ça impliquait, selon les lois en vigueur, qu’on devait maintenant leur filer un CDI ; Camille s’est exécutée, 8 contrats CDI, les premiers CDI du service, qu’elle a fait glisser le long d’une table lors d’entretiens individuels avec plus ou moins de plaisir. En effet, sur les 8 employés, elle aurait voulu se débarrasser de trois d’entre eux au moins, un parce qu’elle n’arrivait pas à en cerner leur profil, ni les motivations, un autre parce qu’elle le considérait comme un branleur total, le dernier à cause de son inadéquation totale avec le reste de l’équipe. Le jour de la signature des contrats, une ambiance idyllique nimbait l’open space, ça cliquait dans la joie et l’allégresse ; le CDI, c’était pour nombre d’entre eux un accomplissement, sécurité de l’emploi cristallisée par ce I, on n’aurait donc pas à penser à quoi faire pour (sur)vivre, pas à aller quémander ici ou là un poste, un job, un boulot, le quotidien sera donc fait de la même matière, dans les bureaux de Dataroom Center, les deux équipes ; journée et soir, les pauses café, les pauses déjeuner, les clics, les CGU, les roulements de molette de la souris et les annonces WTF. On n’était pas dupes pour autant dans l’open space ; le contrat n’avait pas été signé directement avec le site de petites annonces, non, l’employeur, ça restait Dataroom Center, la boîte qui donc sous-traitait ce service, on savait que cette boîte avait les reins moins solides que ceux du site de petites annonces. De plus tout le monde savait la propension de Dataroom center à délocaliser ses services à tour de bras, l’entreprise l’avait fait avec nombre de ses centres d’appel, durant un temps on officiait en France, on mettait en place les procédures, puis une fois rodés on te foutait tout ça dans un pays à bas coûts pour décupler la profitabilité. On s’enlevait tout ça de la tête, pas la peine d’y penser, il s’agit de goûter l’instant présent et de ne pas se la jouer rabat-joie, surtout qu’il y avait quelques signes pas des plus réjouissants, il se murmurait que les huiles du site de petites annonces allaient se pointer, ça ne voulait dire qu’une chose ; il y aurait du changement dans le travail effectué au quotidien.

Les bruits de couloir comme souvent avaient vu juste sans pour autant s’avérer être exacts, il ne s’agissait pas d’une énième modification des CGU ou de l’ajout de fonctionnalités mineures sur le site ; ce qu’ont présenté les représentants du site de petites annonces au cours d’une journée de formation, c’était une nouvelle philosophie de modération. Cette modération humaine mise en place en vue de pallier aux manquements et aux ratés de la modération automatique prise en charge par un algorithme maison, elle n’aurait plus pour visée de traquer la fraude ou les arnaques, non, on lui réservait une tout autre visée, plus lucrative. En effet, après enquête approfondie, le service juridique du site avait conclu que le risque économique majeur ne provenait pas des annonces frauduleuses qui pullulaient sur le site. Alors oui, ces dernières provoquaient du bad buzz, donnaient lieu à des articles, reportages et autres signalements sur les forums ou autres réseaux sociaux. Pour autant, le site ne pouvait être considéré comme légalement responsable de ces arnaques, surtout depuis que l’interface du site s’est enrichie d’une bannière de 4 lignes sèches enjoignant les utilisateurs à faire attention aux annonces trop alléchantes, les invitant à ne communiquer pas communiquer leur mail ou leur numéro de téléphone. Le même service juridique avait en revanche conclu de son enquête que la mise en circulation et la vente de produits de contrefaçon impliquaient légalement le site ; ces annonces touchant avant tout de puissantes multinationales et autres grandes entreprises, ces dernières avaient tout à fait les moyens d’engager des poursuites par l’entremise d’armées d’avocat, et ce contrairement aux glandus pas assez cons pour se faire pigeonner sur le site. Et si cette équipe de modération qu’on a sous la main servait à ça ? On la formerait cette équipe à détecter les produits de contrefaçon et les bannir du site, comme ça, problème résolu.

La nouvelle philosophie de modération avait été présentée en grande pompe ; journée non travaillée pour tout le service, on avait squatté toute la journée la grande salle de réunion, assistant à la présentation de l’un des représentants du site qui se la jouait Steve Jobs, debout dans la salle de réunion aux stores baissés pour laisser place à la projection powerpoint et ses slides, on l’avait écouté, on lui avait posé tout un tas de questions, certaines utiles, d’autres rien que pour la forme, pour (dé)montrer sa présence et l’écoute dont on a fait preuve, on s’était aussi délecté du buffet gratuit, des jus de fruits et autres boissons sucrées. Ça n’empêchait pas certains employés de sévèrement tirer la tronche ; où il était passé maintenant le rôle social qu’on pensait assumer ? la fameuse détection des annonces frauduleuses ? où qu’il était tout le fameux discours sur la protection des précieux utilisateurs du site ? On les avait posés ces questions au représentant du site qui avait esquissé un sourire carnassier avant de botter en touche, tandis que les responsables du service fusillaient les employés du regard, Camille, la RRH, prenant alors soin d’identifier les récalcitrants à la nouvelle politique de modération.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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