Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’être forcé à travailler, il veut penser le travail, sa centralité. Alors il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
Du changement du côté de Dataroom Center ; on arrive à la fin du contrat de toute l’équipe, ou quasi… C’est le deuxième CDD de 3 mois d’affilée, ça ne veut dire qu’une chose, passage en CDI. Légalement, la direction n’a pas trop le choix, et puis pour leur image de marque, obligatoire tu comprends, déjà que le site de petites annonces, le client de Dataroom Center, ne lésine pas sur la main-d’œuvre payée au lance-pierre, des étudiants basés à Chypre. Du coup, distribution de CDI, Camille, la RRH, fait la gueule parce que dans le lot, elle aurait bien voulu se débarrasser d’au moins quatre employés. Le premier, y a pas à chercher, c’est toi, elle n’arrive pas à cerner ton profil psychologique, tes motivations, dès le début, dès ton premier entretien d’embauche, ta tête, tes gestes, ta manière de penser, non, ça lui ne revient pas.
Elle ne sait pas trop où te situer, vu les bouquins que tu lis, elle a pensé que t’étais un syndicaliste, le mec qui allait négocier tout le temps, l’emmerdeur pointilleux par rapport aux conditions de travail et tout. Mais vu comment tu as envoyé chier tout le monde, que t’as réussi l’exploit de devenir le mec le plus détesté non pas simplement du service, mais de tout le cinquième étage ! Et puis surtout comment tu causes à la meuf de la CGT, elle a dû se résoudre à écarter la piste du syndicaliste rageux. Depuis, Camille, elle convaincu que tu es un journaliste planqué, genre en immersion qui va faire un livre-reportage sur Dataroom Center, c’est un peu sa hantise, à Camille, du coup elle t’a à l’œil, elle cherche la moindre excuse pour te jarter, mais elle est emmerdée, parce que niveau productivité, niveau chiffres, annonces traitées et taux d’erreurs, tu carbures à 200 à l’heure.
Le jour de la signature des contrats, c’était fête ! Les clics, ils n’avaient pas le même son, puis les gueules, des sourires de partout. Le CDI pour beaucoup dans le service, c’était un accomplissement, un but en soi. Sécurité de l’emploi cristallisée par le I, on n’aurait donc pas à chercher quoi faire pour (sur)vivre, pas à quémander un poste, un job, un boulot, le quotidien maintenant, il sera fait de la même matière, se déroulerait de la même manière ; deux équipes, journée et soir, les pauses-café, les pauses-déjeuner, les clics, les CGU, les roulements de molette de la souris, les annonces WTF.
Faut dire que tout ça, c’était de la poudre aux yeux, c’est ce que les employés se disaient entre eux, pour se convaincre, profiter du moment… parce que le I de CDI, il n’a rien de concret, et tous le savaient très bien, parce que le contrat, il n’avait pas été signé avec le site de petites annonces, mais avec Dataroom Center, la boîte qui donc sous-traitait ce service, tout le monde était bien conscient que cette boîte d’une avait les reins beaucoup moins solides, et puis on savait la propension de cette boîte à délocaliser, il l’avaient auparavant avec un site de rencontre dont il modérait le contenu. On officiait en France pendant un temps, on peaufinait les procédures, on apprenait le métier, une fois que tout ça était bien rodé, on te foutait ça dans un pays à bas coûts — sans aller jusqu’à Bakou — histoire de décupler la profitabilité.
Pour l’instant, là, dans le moment M, l’instant T, s’enlever tout ça de la tête. Il s’agit de fêter. Pas se la jouer rabat-joie, surtout qu’il y a quelques bruits de couloirs pas folichons ! Il se murmure que les huiles du site de petites annonces vont se pointer, ça ne voulait dire qu’une chose ; il y aurait du changement dans le travail effectué au quotidien.
Comme souvent, les rumeurs n’étaient pas si éloignées de la vérité. Dès le lendemain de la signature des CDI, c’est tombé, du changement dans l’air et cette fois c’était pas juste une énième mise à jour des CGU ou l’ajout de fonctionnalités sur le site, non, non, on annonçait, et en grande pompe s’il vous plaît, une nouvelle philosophie de la modération pour une expérience utilisateur inédite !
En gros, la modération mise en place en renfort de l’algorithme — oui, oui, c’est des modérateurs qu’il parle — pour pallier à ses rares manquements, elle n’aurait désormais plus pour visée de traquer la fraude ou les arnaques, c’est du passé maintenant. En effet, après enquête approfondie, le service juridique du site a conclu que le risque économique majeur ne provenait non pas des annonces frauduleuses qui pullulaient sur le site. Alors oui, ces dernières provoquaient du bad buzz et donnaient lieu à des articles, reportages et autres signalements sur les réseaux sociaux. Pour autant, le site ne pouvait être considéré comme légalement responsable de ces arnaques, surtout depuis que l’interface du site s’est enrichie d’une bannière de 4 lignes enjoignant les utilisateurs à faire attention aux annonces trop alléchantes, les invitant à ne pas communiquer leur mail ou leur numéro de téléphone. Le même service juridique a par contre clairement établi que le risque économique majeur c’était les produits de contrefaçons qui circulaient librement sur le site. Ils pouvaient à tout moment se prendre un procès dans la gueule, et là, ça ne serait pas juste quelques galndus assez cons pour se faire pigeonner et qui donc du coup n’avait pas un sou pour recruter un avocat compétent, non, là, ça serait des multinationales avec des armées d’avocats. Et si cette équipe de modération qu’on a sous la main servait à ça ? On la formerait cette équipe à détecter les produits de contrefaçon et les bannir du site, comme ça, problème résolu.
Pour l’occasion on avait filé une journée non travaillée, pas de clics, pas d’annonces, non, non, tout le monde en salle de réunion, et la grand s’il vous plaît, celle des cadres, pénombre, projo’, avec le représentant devant, joue-la comme Steve Jobs ; powerpoint et slides, on l’avait écouté, on lui avait posé tout un tas de questions, certaines utiles, d’autres rien que pour la forme, pour (dé)montrer sa présence. Ça n’empêchait pas certains employés de sévèrement tirer la tronche ; où il était passé maintenant le rôle social qu’on pensait assumer ? La fameuse détection des annonces frauduleuses ? où qu’il était tout le fameux discours sur la protection des précieux utilisateurs du site ? On les avait posées ces questions au représentant du site qui avait botté en touche, esquissant un sourire carnassier et provoquant les regards assassins des responsables du service, Camille ayant pris soin d’identifier les récalcitrants à la nouvelle politique de modération.