Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
De façon inattendue, la relation qu’il entretenait avec Naïm avait pris un tour nouveau ; ils discutaient, échangeait, installés dans le jardin, ils passaient régulièrement une heure voire deux. Près d’un an après le début de leur colocation, ils se découvraient, passaient par-delà les conversations évasives, les querelles quotidiennes inhérentes à la colocation. Naïm, généralement terré dans sa piaule au second étage, avait commencé à sortir, se posant aux alentours de minuit au milieu de l’amas de terre que constituait le jardin ; une quarantaine de minutes plus tard, l’autre rentrait de ses discussions byzantines, lors de ses premières rencontres, c’est un bref échange qui s’engageait, trois ou quatre phrases des plus banales, en lien avec l’état de forme de l’un ou de l’autre, de la météo. Bavassages qui, au fil des jours, n’ont cessé de croître, de prendre consistance.
Pourquoi Naïm avait-il décidé d’engager ces échanges ? Peut-être était-ce une simple question de température, avec la douceur printanière qui clôt le chapitre des froidures, poussant alors Naïm à sortir de sa piaule. Ou alors était-ce la paranoïa de Naïm qui commandait ces rencontres ? Il devait trouver sa louche que celui qu’il considérait comme un sous-locataire rentre ainsi depuis quelques semaines aussi tard, prenant peur qu’il ne ramène quelqu’un d’autre avec lui ou qu’il ne contrevienne aux règles de sous-locations qu’il avait pris soin d’établir. Ou peut-être s’était-il simplement habitué à la présence de l’autre et que désormais il désirait mieux le connaître. Quoi qu’il en soit, tous deux se croisaient chaque nuit donc et c’était Naïm qui immanquablement engageait la conversation, tentant de la maintenir le plus longtemps possible ; sortie du cadre du pavillon et de la question de la colocation, la langue de Naïm se déliait, elle ne se bornait plus à l’évocation des tâches ménagères et de sa maniaquerie. Face à ce changement radical, l’autre prenait sur lui, tentait du mieux qu’il le pouvait de parer à la fatigue, de ne pas trop penser à son écriture du lendemain matin : dans un état second, et perclus de fatigue, il laissait Naïm déblatérer, passant d’un sujet à l’autre sans consistance, ni lien logique. Les premiers jours, c’est surtout de politique que Naïm parlait, régurgitant les éléments de langage dont il s’était imprégné la journée durant par le biais de l’absorption à hautes doses de débats radiophoniques ou télévisés, pour faire vrai, pour que ça paraisse venir de lui, il y mêlait des histoires plus ou moins personnelles, moyen pour lui d’accréditer les thèses – c’est vite dit – formulées par d’autres. Ainsi chacune de ces conversations nocturnes charriait son lot de confessions, mais surtout et avant tout elles permettaient de verbaliser et de déverser toute la haine qu’éprouvait Naïm à l’encontre de la barre d’immeuble qui dominait la rue du Docteur Charcot, métonymie de ce que Naïm appelait la banlieue des racailles…
– … tu sais que c’est la première fois j’habite la banlieue des racailles, moi. Si le proprio’ du pavillon c’était pas un ami, qu’il ne m’avait pas fait un prix… moi je te le dis, jamais je n’aurais habité dans le 93… et pas genre Montreuil ou Pantin, à Noisy-Le-Sec en plus… Mais bon, j’ai qu’une dizaine d’années à tirer ici moi, parce que là, avec ce loyer pas cher comme ça, je mets pas mal de côté, comme ça après je pourrai investir, être proprio’ et pas propio’ dans le 93, hein, ah ça ! crois-moi que je ne vivrai pas comme ça au milieu des barbares éternellement, au milieu des Arabes et des noirs, ha ça non ! Toi aussi, c’est du provisoire pour toi, le 93, j’imagine ?
— …
— Je te parle comme ça parce qu’on se connaît, hein ? Me prends pas pour un raciste ou un truc du genre, hein… tu le sais bien que je ne suis pas raciste, moi-même j’suis un putain d’arabe, haha, avec le cerveau d’un Suisse, ça OK… et puis je t’ai pris comme coloc’, ça prouve bien que je ne suis pas raciste. Mais, tu vas comprendre, les Arabes dans les cités, ils sont pas comme nous, tu vois ce que je veux dire ? Pas comme toi et moi… nous, on est intégrés, regarde comment on discute, posés et tranquilles comme ça… eux ils n’en sont pas capables, ils n’ont pas de règles, pas de savoir-vivre comme on dit… moi, tu sais, si j’ai accepté que tu prennes la chambre, c’est parce que tu viens du bled… toi et moi, on arrive du bled, on travaille, on est sérieux et tout, on fait du mieux qu’on peut, alors qu’eux, ils sont nés là, c’est plus facile pour eux, pas de galères de papiers ni rien et ils font quoi ? Que de la merde, ils foutent la merde partout ! Ils donnent une mauvaise image de nous, si on galère comme ça, nous, en arrivant en France, c’est avant tout à cause d’eux, c’est moi qui te le dis et si tu réfléchis bien, mais vraiment, sincèrement hein, tu ne peux pas dire que les Le Pen, Sarkozy, ils ont tort… toi t’es Algérien, t’es né et t’as grandi en Algérie, c’est ça ? Moi c’est pareil avec le Maroc… nous on les connaît les arabes ! Comment ils sont… la mentalité qu’ils ont… on a grandi au milieu d’eux ! Nous quand on arrive en France, on sait la chance qu’on a, on arrive comme ça sur la pointe des pieds, comme des invités… les autres, ceux qui sont nés ici, ils ne savent pas… ils n’ont pas et ils n’auront jamais les codes des européens et de l’autre ils n’ont pas l’humilité de leurs parents qui savent où est leur place et qui y restent, des bâtards entre deux cultures, c’est ça leur problème…
Sa place, connaître sa place, y rester, ne pas en bouger ; le discours de Naïm tournait autour de cette idée, il en allait pour lui de l’existence comme des balais, des éponges et couverts du pavillon. Pour lui, chaque être humain se trouvait assigné à une place, et ce n’était pas l’organisation sociale qui assignait ces places – un tel concept était tout à fait absent du vocabulaire et de la pensée de Naïm – non, c’était une sorte de fatum qui pour Naïm commandait les destinées de tous et de toutes, malgré ses postures de rejet vis-à-vis de la culture marocaine et plus généralement nord-africaine, c’est une peu le schéma du mektoub, de la destinée tracée et écrite à l’avance qui présidait à la pensée de Naïm.