Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
C’est pas de la thérapie, l’écrit. Pas juste son existence à lui, sa petite expérience personnelle retranscrite sur la feuille simulée à l’écran ; non, non, chaque matin, alors que la barre verticale avance au rythme de ses pianotages intempestifs, qu’elle laisse à sa suite une traînée de lettres et d’espaces, saisir du mouvement qu’il essayait, celui d’un système, d’une organisation sociale, comment tout un tas de personnages s’y trouve englué, y évoluant avec plus ou moins d’aisance ou de heurts. Le lieu commun ; une hantise, s’en prémunir autant que possible. Comment procéder ? Plus particulièrement avec cette Camille, responsable des ressources humaines de Dataroom Center, de quelle manière l’appréhender sans succomber à la tentation du lieu commun du stéréotype éculé ? Brosser, au débotté, le portrait de la jeune cadre dynamique fraîchement diplômée, Dataroom Center, c’était sa première mission, elle la réalise de la manière la froide et la plus cynique possible ; prête à toutes les manœuvres pour augmenter la productivité, usant de leviers personnalisés, manipulant certains employés, terrorisant d’autres. Encadrer la classe productive ; sa fonction. Face à l’ignominie de ses tâches, du zèle avec lequel elle les réalise, maintenir une sorte de justesse dans le traitement de ce personnage, se méfier de la caricature.
Née, ayant grandi parmi la petite-bourgeoisie des Hauts-de-Seine, issue d’une famille de propriétaires fonciers, le truc de Camille, depuis sa plus petite enfance, c’était le dessin, toujours à griffonner ; murs, feuilles volantes ou carnet. À la traîne de cette lignée qui ne produisait que des notaires, des agents immobiliers ou plus rarement des avocats, elle devait être l’artiste ou l’intellectuelle, on lui avait alors passé ses excentricités, comme son choix de s’orienter vers l’école des beaux-arts après un bac pourtant obtenu avec mention. Le temps passait, la Camille approchait dangereusement de la trentaine et sa carrière d’artiste ne se résumait qu’à quelques modestes expositions prenant pour lieu d’obscures galeries parisiennes. L’investissement opéré par le chef du foyer sur cette artiste n’avait pas porté ses fruits, une artiste qui, contrairement à la plupart de ses congénères, n’avait pas eu à occuper d’emplois alimentaires ; pas rentable l’investissement, la boîte ne parvient pas à voler de ses propres ailes, générer des revenues qui lui sont propres… on change de braqué, on restructure alors, lui trouver un business plan, un domaine nouveau, avec un vrai marché cette fois-ci… Inscription dans une école privée, avec sa fibre artiste, sa fibre sensible, on la voyait bosser dans les ressources humaines, il en faut de la sensibilité dans ce domaine, non ?
Être issue d’une famille (petite-)bourgeoise, posséder un réel capital économique ne dispensait pas Camille de subir la pression inhérente à l’organisation sociale, d’une tout autre manière bien sûr, parce qu’elle dispose, elle, d’un certain pouvoir – et de la rémunération qui va avec. Pas évident pour autant de prendre en compte tous ces facteurs, de saisir Camille comme un agent comme un autre, quand tu vois la violence qu’elle déchaîne, la terreur qu’elle exerce sur ces employés qui, sans être persuadés d’avoir décroché quelque job idéal, sont tout à fait heureux d’évoluer dans le cadre de cette entreprise ; un boulot moins pire, elles et eux qui en étaient passés par les galères des centres d’appel, de la vente en grande surface, des contrats de manœuvres ou d’employé de ménage. On découvrait, sur ce plateau au cinquième étage, un cadre professionnel relevé d’un grain de confort – des droits qu’on a tendance à confondre avec les privilèges. Sorte de terre promise pour beaucoup, elles et eux qui ne vivaient désormais que dans la crainte d’en être exclus.