Chair à travailNe travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’être forcé à travailler, il veut penser le travail, sa centralité. Alors il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.



Pas de la thérapie, l’écrit. Pas juste ton existence à toi que tu étales sur la feuille simulée à l’écran. Faire système, saisir par l’écrit le mouvement d’une organisation sociale, comment tout un tas de personnages s’y trouve englués, comment ils y pataugent. Qu’ils existent, aient existé ou non n’a aucune espèce d’importance dans la mesure où leurs existences sont matérielles ; ils sont des millions, des milliards, comme eux, là dehors et de par le monde. Ça morfle, ça s’en prend plein la gueule.

L’idée, à partir de là, c’est de ne pas en rester à la surface, aux dénonciations d’apparat ; on les connaît bien, et la précarité, et les conditions de travail qu’il faut améliorer, et les écarts de salaires, et que s’il y a un revenu universel ou, mieux, un salaire à vie, ça irait direct bien mieux. On les connaît, ces conneries.

Pour sûr que ça changerait un peu les choses, forcément quelques billets, une somme à trois chiffres disons ajoutée à ton salaire mensuel, ça ferait la diff’. Ça permettrait même quelques-uns de mieux tenir le coup, voire de ne pas crever, la gueule ouverte, dans la rue. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, il y en aura toujours qui seront sur le carreau ; tant que le travail sera là, il faudra bien de la chair à travail pour s’occuper des poubelles, pas vrai ? Les sortir, les trier, les mettre dans les bennes. De la chair à travail pour fabriquer des camelotes de toutes sortes. À plus basse intensité ou tout autrement, faudra coûte que coûte que ça continue de tourner, trouver des moyens de coercition pour mastiquer, avaler, digérer, la chair à travail.

Le travail, entant que tel, prendre à partie, au travail, s’en prendre ; cœur vibrant du capitalisme, trop évident pour le voir, en éprouver les pulsations, la pompe de la machine à valeur, pomper, pomper, pomper ; travailler. Toute l’existence organisée autour. Ça te colle au corps, identifié dans ça, catalogué par ça ; suffit de remplir un papier administratif ou mieux supporter la langueur de n’importe quelle interaction sociale molle : la question popera inévitablement, quel travail tu fais, assignation de genre, de race et de travail.

Du coup tu écris autour de ça, le travail, d’ailleurs, ça ce sujet, est-ce qu’on peut raisonnablement continuer à parler d’écriture ? Ce que tu fais-là, à tapoter ton clavier, avec la traînée de lettres et de blancs qui apparaît à la suite de la barre verticale, est-ce qu’on peut encore parler d’écrit dans ce cadre ? Si on voulait être tatillon — et on l’est — on qualifierait ça, au mieux, de pianotages de touches, des commandes qu’on entre, au fur et à mesure, avec plus ou moins de célérité, qui sont alors recueillis par les circuits imprimés de la machine pour être ensuite interprétées, et apparaître enfin dans le cadre de l’écran. Ce que tu appelles écriture, ça dépend totalement des conditions matérielles dans lesquelles tu tripotes ton clavier ; de la disposition des touches de ce dernier, au logiciel de traitement de texte, en passant par l’affichage de ce dernier. Tu ne maîtrises rien de tout ça, ou si peu. Comme pour le reste, toi et ta pseudo-écriture dépendez de tout ça. Donc on va dire que tu tapotes ton clavier autour de ça, le travail.

Assez facile à faire quand tu parles de miséreux ou de loqueteux, comme toi. Les données, au fond, sont assez simples, mais ça donne quoi pour Camille, la responsable des ressources humaines de Dataroom Center ? Comment la saisir, elle et son profil, sans succomber à la tentation du lieu commun, à l’envie de brosser, au débotté, le portrait de la jeune cadre dynamique fraîchement diplômée et dont c’est le premier poste important, elle qui réalise ses prérogatives de la manière la plus froide et la plus cynique possible. Prête à toutes les manœuvres pour augmenter la profitabilité de la chair à travail, usant de tout un panel de méthodes managériales ; manipulant certains, terrorisant d’autres. Encadrer la classe productive ; sa fonction. Face à l’ignominie de ses actes, et du zèle surtout avec lequel elle les réalise, comment l’appréhender avec justesse ? Éviter la caricature.

Née, ayant grandi parmi la petite-bourgeoisie des Hauts-de-Seine, issue d’une famille de propriétaires fonciers, le truc de Camille, depuis sa plus petite enfance, c’est le dessin, toujours à griffonner ; murs, feuilles volantes ou carnet. À la traîne de cette lignée qui ne produisait que des notaires, des agents immobiliers ou plus rarement des avocats, elle devait être l’artiste ou l’intellectuelle de la famille ; la caution, si ce n’est le capital symbolique. Pour ça qu’on lui a passé ses excentricités, comme son choix de s’orienter vers Les Arts-Déco à la suite d’un bac obtenu avec mention. Du temps a passé, et la Camille approchait dangereusement de la trentaine ; sa carrière d’artiste ne se résumant alors qu’à quelques modestes expositions dans d’obscures galeries parisiennes. L’investissement opéré par le chef du foyer sur cette artiste n’avait donc pas porté ses fruits ; pas de capital symbolique, encore moins économique.

Pas rentable l’investissement, du coup on a radicalement changé de braqué. Restructuration de l’existence de Camille. On lui a trouvé un business plan, un cœur de métier nouveau, disposant cette fois d’un réel marché ; inscription dans une école privée, avec sa fibre artiste, sa fibre sensible de femme, on la voyait bien bosser dans les ressources humaines, il en faut de la sensibilité dans ce domaine, non ?

T’as fait ton enquête, c’est ça ? T’as retracé son histoire, rencontré des connaissances à elle qui t’ont tout raconté, dans le moindre détail ? Ou peut-être, et plus simplement, tu as spéculé, tu as tout construit à partir de ces feuilles tombées de son classeur, dont les bords et les coins étaient emplis de griffonnages stylisés. En cherchant bien on peut toujours trouver de l’humanité même chez le plus vil maton ou le CRS le décérébré, encore faut-il le vouloir. Ça n’excuse ni ne change rien à l’équation, pourtant. En hommage au fameux bien-être des animaux à l’abattage, on les pendra, le moment venu, avec humanité.

Camille, la responsable des ressources humaines de Dataroom Center donc, un agent comme un autre dans la grande lessiveuse du travail, pas évident de l’écrire comme ça, vu la violence qu’elle déchaîne, la terreur qu’elle exerce sur ces employés qui, sans être persuadés d’avoir décroché quelque job idéal, sont tout à fait heureux d’évoluer dans le cadre de cette entreprise. Un boulot moins pire, elles et eux qui en sont passés par les galères des centres d’appel, de la vente en grande surface, des contrats de manœuvres ou d’employé de ménage. On découvre, sur le plateau du cinquième étage, un cadre professionnel relevé d’un grain de confort – des droits qu’on a tendance à confondre avec les privilèges. Sorte de terre promise pour eux qui ne vivent désormais que dans la crainte d’en être exclus.Heureux de s’emmener eux-mêmes et dans leur bien-être à l’abattoir du travail.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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