Chair à travail — Ne travaillez jamais, il essaye, il aimerait ne jamais travailler. Mais faut bouffer, pas vrai ? À défaut de ne pas travailler, d’y être forcé, il veut penser le travail, sa centralité dans notre société, et puis il triche, sabote. Une fiction en (dé)composition.
Une heure du matin, il atteint le pavillon ; un quart d’heure de retard par rapport à d’habitude ; ce soir, son merci c’était sympa j’dois filer n’a pas suffit à le dégager de l’attraction de la conversation, il avait fallu s’employer pour se dégager de l’étreinte du groupe. Il s’étonne que le portail soit ouvert aux quatre vents et pas trace de Naïm dans le simulacre de jardin… La porte d’entrée pas verrouillée ? Naïm, si pointilleux quant au fermer à double tour, l’aurait laissée ainsi ? S’ajoute également la cuisine dérangée, vaisselles et couverts qui traînent dans l’évier ? On la connaît la maniaquerie de Naïm, y un truc qui cloche, mais quoi ?
Il monte au premier, appelle Naïm justement… pas de réponse. Une urgence ? Peut-être… ça expliquerait pas mal de choses en tout cas, il serait parti en quatrième laissant tout en plan dans le pavillon, par contre ça devait être une urgence de première pour qu’il en arrive à ne pas verrouiller la porte… Répertoire du téléphone, lettre N, Naïm, appuie dessus, lancement de l’appel, boîte vocale, il coupe, texto ; ça va Naïm ? Appelle quand tu peux. Il regagne sa chambre, il s’arrête au seuil ; des choses ont bougé, pas grand-chose, des livres qui ont changé de place, des vêtements par terre. Son imagination ? Peut-être… sûrement… il n’y passe pas beaucoup de temps, dans sa chambre, pas assez en tout cas pour être sûr de l’agencement exact de la pièce. Du bruit, il a entendu du bruit, au deuxième, ça il en est certain… il passe une tête dans le palier, crie deux trois fois le nom de Naïm. Plus de bruits. Passage par les toilettes, la salle de bain puis la douche. Retour à la chambre, cette fois, et aucun doute là-dessus, y a des trucs qui ont bougé, son sac à dos ouvert et l’ordinateur qui manque à l’appel. Un cambrioleur ? Pourtant, le téléphone et le portefeuille, tous deux placés en évidence, n’ont pas été touchés. On est allé spécifiquement chercher son ordinateur. Encore du bruit au deuxième. Naïm ? C’est toi ? Pas de réponse, les bruits continuent cette fois, ça semble être des bruits de touches qu’on tape, celles de son clavier ? Naïm, c’est toi ? t’as pris mon ordi’ ? Ça s’arrête, ça remue, l’impression que ça bouge, là-haut, des pas ? Ça va Naïm, je peux monter ? Jamais, il n’avait vu le second étage du pavillon, ayant toujours scrupuleusement respecté la consigne de Naïm. Le bruit des pas, ça avance, ça se rapproche de l’escalier, dans pas longtemps ça entamerait la descente. Y un truc qui le gêne avec l’impact de ces pas sur le plancher, pas de rythme régulier, plutôt saccadé, on dirait que la personne là-haut elle titube… Dans le doute, il se place dans l’embrasure de la porte de sa chambre, elle fait face à l’escalier qui monte et elle se trouve à une distance raisonnable de celui qui descende, selon la situation il aurait le choix… se barricader ou se barrer… il distingue tout là-bas, tout en haut, sur la première marche un pied nu, puis un deuxième… ceux de Naïm ? Comment pourrait-il les reconnaître, les avait-il jamais vus les pieds de Naïm ? Si oui, comment pourrait-il le distinguer d’autres pieds ? Ça se bouscule… au moment où il va entreprendre de fouiller sa mémoire, de tenter d’y trouver d’abord l’image des pieds ou même d’un pied de Naïm et de tenter d’y déceler un signe distinctif, il se dit qu’il serait peut-être plus avisé d’exploiter ce temps pour enfiler un pantalon et un tee-shirt, de pas rester comme ça, avec juste une serviette humide autour de la taille, on ne sait jamais… choper les clés du pavillon, et tant qu’on y est le portable, le portefeuille…
Du côté de l’escalier, on a progressé, il le voit maintenant, distinctement, il respire un bon coup… Hé Naïm, tu m’as foutu une de ces trouilles, ça va ? Par contre, c’est quoi cette démarche ? Cet escalier qu’il descend au ralenti, et il tient quoi là dans sa main… une batte ? La fameuse de base-ball dont il lui a parlé… marrant, ça fait fusil de Tchekhov… la fameuse arme que quand on te la montre au début du film ou de la pièce, tu te dis, en tant que spectateur, elle n’a pas été placée là pour rien, elle va servir à un moment ou un autre, c’est forcé ! Ça lui arrache un sourire, ah tu rigoles, tu rigoles en m’voyant comme ça !… — Hé Naïm, c’est moi… ça va ? Je t’ai… — ta gueule, toi ! Tu écris quoi sur ton ordinateur… hein ? — quoi ? qu’est-ce que tu racon…. — tu crois que je ne t’ai pas vu ? chaque matin, hein ? Profiter de l’air… mon cul… premier impact de la batte sur la rambarde de l’escalier, quelques échardes qui s’envolent… je t’ai suivi… je t’ai vu, tous les jours… tous les jours… 8 heures à 13… tu écris quoi ? C’est qu’il commence à se rapprocher dangereusement du palier… prendre la tangente, glisse délicatement vers l’autre escalier, ayant préalablement pris soin de tapoter sa poche droite pour s’assurer de la présence des clés… un bouquin, Naïm, j’écris un bouquin Naïm… — non, connard, c’est mon histoire que tu écris pas vrai ? T’as du bien te marrer, hein que ça doit te faire marrer… de science po’ et l’ENS à femme de ménage, belle histoire à raconter, hein ? — non Naïm, ça n’a rien à voir, c’est un truc perso’… — … marrante… hein… mon histoire… je vais… te fendre la pêche moi, tu vas voir… il rate la pénultième marche, s’écrase lourdement, ça va Naïm ? Pas trop mal ? — moi, mal ? C’est toi qui va être mal, toi qui va avoir mal, attends que je t’attrape, sale… Encore fallait-il qu’il se relève, empêtré avec la batte, ne parvenant à s’accrocher aux murs, écoute Naïm j’écris rien à ton sujet, si tu te calmes que tu lâches cette batte, je peux te montrer mon ordi’ tu verras… y a rien… — et tu crois que j’ai besoin de ma batte pour te casser la gueule ! avec un doigt que je le fais, moi, tu m’entends je t’étale avec le p’tit doigt… attends juste que je… que je — bon, Naïm, j’ai l’impression que t’as forcé sur la bouteille ce soir… t’en dis quoi si tu remontes te coucher ? On en parle demain au calme… une fois que t’auras décuvé… s’aidant de sa batte, sur laquelle il prend appui, il se remet sur ses jambes, rien du tout, deuxième impact, sur le mur cette fois, je te règle ton compte ce soir, sale serpent, tu m’as fait parler, parler pendant toutes ces nuits, tout ça pour me voler ma vie, te foutre de ma gueule… — bon je me casse, je reviendrai demain matin prendre mes affaires et mon chèque de caution ! — hé, ho te casses pas viens ici, reviens ici te battre comme un homme… hé… reviens !
Dehors, il se poste d’abord derrière le lampadaire qui fait face au pavillon, il guette comme ça, un moment, la porte d’entrée, qu’il a pris soin de verrouiller derrière lui pour gagner du temps, parce qu’il y avait de fortes chances que Naïm n’ait pas ses clés sur lui et que même muni de ces dernières, il ne puisse l’ouvrir. Finalement, RAS, calme plat. Il fait alors le tour du pavillon, sait-on jamais, peut-être qu’il est sorti de l’une des fenêtres du rez-de-chaussée, il marche précautionneusement, parce qu’il n’a pas mis ses chaussures et que les éclats de verre sur le goudron, ça ne manque pas dans le coin… heureusement que les passants eux aussi ils manquent à l’appel, il ne serait pas senti d’exhiber ses pieds nus à la vue de tout le monde, et pourquoi pas ? Ils ont quoi ses pieds, ils ne sont pas difformes, il les trouve plutôt élégants, ni cales ni ongles incarnés, il a toujours pris soin de ses pieds, les hydrate une fois par semaine avec de la pommade qu’il passe même entre les orteils, et puis les ongles aussi, il les coupe régulièrement, ça surtout pour trouer les chaussettes… il les aime bien au fond, ses pieds, saurait-il les reconnaître parmi plusieurs pieds nus ? à partir de ce soir, sûrement ; adossé à un ficus, il les contemplent longuement, posés comme ça sur le béton nu, incongrus, dans ce décor… il a remarqué un trait distinctif ; le grain de beauté sur le petit orteil du pied gauche, juste sous l’ongle et tout à droite, un point de repère, de reconnaissance, avec ça, il en était sûr, il reconnaîtrait ses pieds parmi des milliers !
En attendant, au pavillon ça ne bougeait pas, aucun bruit… rentrer ? Non pas encore, laisser passer le temps, débarquer vers 4 heures du matin, au plus tard, Naïm se sera écroulé, il l’espère du moins… adossé au ficus, les fruits de l’arbre, ces petites billes vertes qu’enfant il lançait d’une pichenette, il y pense à Naïm, à l’histoire de ce dernier, il ne l’a ni avalée, ni digérée son histoire… s’il avait eu les bons outils conceptuels, il aurait pu, appréhender son expérience d’un point de vue politique… mais ce n’est pas en s’abreuvant toute la journée aux mamelles de BFM et CNEWS qu’il y parviendrait… un psy’ peut-être ? Non, Naïm, ce n’était pas le genre à aller voir un psy’… trop mascu’ pour ça, sûr qu’il dirait que c’est un truc de femmes ou de faibles… nécessaires pourtant, parce que son traumatisme, il est massif, particulièrement l’évènement qui lui a fait quitter GSF… de simple agent d’entretien intérimaire, il avait progressé, devenant tour à tour superviseur puis manager et ce jusqu’à ce que sa fidélité sans faille à l’entreprise, son sérieux et son bon travail lui fassent décrocher ce qui constituait une sorte de Graal : il deviendrait responsable de secteur. Il fut convoqué au siège de la maison mère, le directeur régional lui annonça sa nouvelle promotion, pas une surprise, il s’y attendait, il aurait ainsi la charge d’un secteur comprenant 3 arrondissements parisiens, et pas n’importe lesquels, parmi les plus huppés, et ça commencerait immédiatement avec un contrat nouveau, un contrat de la plus haute importance conclu avec une prestigieuse institution française et dont il devait s’occuper dans les plus brefs délais ; GSF avait décroché l’appel d’offres pour s’occuper de l’entretien des locaux de l’ENS. Les patrons y avaient vu une opportunité, non plus que ça ; un signe, quoi de mieux qu’un ancien de la maison ?
Naïm visualisait alors la chose, lui errant dans les couloirs de l’ENS, il ne les connaissait que trop bien, la scène et le décor de son échec, il irait et viendrait dans ces couloirs, entrerait dans les amphis, les salles de cours, vérifiant que tout soit en ordre, que tout soit en l’état, tout ciré et astiqué bien comme il faut, il passerait en revue ensuite les toilettes, si tout y était fonctionnel, les chasses d’eau et puis l’approvisionnement en PQ, tout ça pour quoi ? Pour qui ? Pour que d’autres que lui réussissent, évoluent dans les meilleures conditions pour réussir là où lui a échoué. Et s’il croisait d’anciennes connaissances ? D’anciens camarades de l’ENS qui, pendant que lui gravissait de trou en trou les différents postes au sein de GSF, eux avaient fait de brillantes carrières, devenus enseignants-chercheurs, non, pas fortes les probabilités, si même ça arrivait le reconnaîtrait-on ? Pas sûr, peu sûr. Mais quand même… et puis ça n’enlevait rien au fait que ce décor puait et lui criait son échec à lui, qu’il avait longtemps mis de côté, oublié, refoulé, il le verrait jour après jour, des cicatrices des blessures qui se rouvriraient sans cesse… ajoute à ça l’administratif, les papiers avec l’en-tête ENS, les mails avec ENS, les correspondances électroniques avec les supp’ au sujet du contrat avec l’ENS, ENS, ENS, ENS, partout ENS… non, pas possible, ça serait, non… et il les savait parfaitement les implications de ce non : dans les sphères entrepreneuriales, une promotion comme celle-ci, ça ne se refuse pas… dès le lendemain, il envoya sa lettre de démission.
4 heures. Leste dans le geste, il tourné la clé dans la serrure. À pas de loups, il avance, pensant que dans ce contexte précis, c’était pratique de ne pas être chaussé. Au pied de l’escalier, il ramasse la batte, bonne chose de faite, il monte et il le voit, Naïm effondré, à trois marches du premier étage… il l’enjambe, poursuit son ascension jusqu’au deuxième, récupère son ordinateur, pendant qu’il met à charger ce dernier, il entreprend de ranger sa chambre, met l’ensemble de ses affaires dans une valise et descend le tout au rez-de-chaussée, il peut enfin se poser, cuisiner et manger… dormir un peu, d’un œil, sa main agrippant fermement la batte de base-balle.
7 heures 30. — hé ho toi ! aller… debout, c’est l’heure ! — quoi ? Qu’est-ce qu’… — mon chèque, le chèque de caution maintenant… — hein, quoi… tu t’en vas ? La batte de base-balle tapote le menton de Naïm, mon chèque, maintenant ! — qu’est-ce qu’il s’est passé ? — si t’as un black-out, pas mon problème, je veux mon chèque… c’est tout, tu montes, maintenant, tu fais mon chèque… Il le relève, l’attend au pied de l’escalier menant au deuxième, Naïm grimpe à la seule force de ses bras, hé, 400 euros, c’est le montant de la caution je te rappelle ! Me la joue pas à l’envers ! Naïm revient en marmonnant, il veut dire quelque chose… se ravise sous la menace de la batte, il tend alors le chèque qui pend, l’autre s’en saisit du bout des doigts, en vérifie le montant, l’empoche, se retourne sans mot, se débarrassant de la batte une fois la porte du pavillon franchie.