… on ne lit pas vraiment, on ne lit jamais vraiment. Je ne parle pas ici de la marge, d’une minorité. J’évoque la globalité, pas de lecture – et je ne ressors pas ici le poncif du niveau qui baisse ou quoi que ce soit. On lit sous influence, si tel ou tel essai, roman, poésie ou quoi que ce soit d’autre, nous est arrivé dans les mains, qu’on s’est déplacé et qu’on l’a acheté, c’est par l’entremise de tout un réseau de recommandation. Soit quelque article élogieux – existe-t-il encore aujourd’hui, hormis certaines exceptions, des articles d’un autre acabit ? – ou qu’on l’ait vu, partagé en masse par le truchement de réseaux dit sociaux ; mais à ce moment, à ce moment précis où, une fois convaincu·es soit par un argument ou un « résumé » qui nous a paru pertinent ou alors par l’itération de la recommandation, ce moment où on s’est lancé dans la lecture, lit-on vraiment ? n’est-on pas sous influence, saisissons-nous alors les mots et leur portée. Dans et par le réseau (souvent affinitaire) lit-on vraiment, ou ne faisons-nous que suivre ?
Ce n’est bien évidemment pas nouveau, pas à imputer aux « réseaux sociaux », on leur colle tout, ils font déjà assez de mal (au web) comme ça pour qu’on leur rajoute des tares. Toute lecture est sous influence, on ne lit pas tel article publié du côté du Figaro (par exemple) comme celui d’un journal ou média indépendant, et que dire des canons ? Les livres consacrés, on y dispose d’un œil moins frais, on laisse passer ; pas qu’un texte, il y a tout le poids de la validation et de la recommandation.
Le monde des classes sociales se divise en deux catégories, ceux qui lisent et fixent le sens et ceux qui acquiescent. Monde de la division du travail, le nôtre, pas de temps pour les un·es de lire voir l’ensemble des livres disponibles, les débats, on leur fait le tri, on leur fait le lit de leurs lectures. De toute manière elles et ils n’auront jamais le temps de tout déterrer.
Le cas de À la ligne de Joseph Ponthus qui bénéfice en ce moment d’une publication en poche (folio) tapageuse, sponsorisée sur FB, boostée à coup de retweet et commentaires, me semble assez emblématique de cette influence lectrice, et je n’irai pas analyser en profondeur la dite œuvre, pas le temps et pas l’envie, on a d’autres choses à faire ; mais on va prendre le début, le tout début, du livre ;
Sur ma ligne de production je pense
souvent à une parabole que Claudel je
crois a écrite
Sur le chemin de Paris à Chartres un
homme fait le pèlerinage et croise un
travailleur affairé à casser des pierres
Que faites-vous
Mon boulot
Casser des cailloux
De la merde
J’ai plus de dos
Un truc de chien
Devrait pas être permis
Autant crever
Des kilomètres plus loin un deuxième occupé au même chantier
Même question
Je bosse
J’ai une famille à nourrir
C’est un peu dur
C’est comme ça et c’est déjà bien d’avoir du boulot
C’est le principal
Plus loin
Avant Chartres
Un troisième homme
Visage radieux
Que faites-vous
Je construis une cathédrale
Puissent mes crevettes et mes poissons être mes pierres
Allons-y doucement, d’abord, cette « parabole » est de Charles Péguy et non de Claudel, et il s’agit d’une fable, mais ce n’est pas grave, tout le monde peut se tromper. Relisons-la ensemble, un homme qui marche et rencontre trois travailleurs ; trois ouvriers qui se cassent le dos pour bâtir une « cathédrale » le premier se plaint simplement, le deuxième dit qu’il est obligé de faire ça pour nourrir sa famille, le troisième « je construis une cathédrale » ; et ça se termine sur Ponthus qui nous écrit « puisse mes crevettes et mes poissons être mes pierres ». Vision du travail sublime, travail sublimé, que ne renieraient ni Sarkozy, ni Pénicaud, ni les éditorialistes de BFM, ni ceux des Échos et je vois même Roux de Bézieux, là-bas, au fond tout à fait enthousiasmé par cette vision du travail. Fable qu’utilisent d’ailleurs pas mal de coachs et autres parasites des ressources humaines : à voir ici.
Qu’importe la peine et la douleur, « c’est pour la bonne cause ! » Et j’en vois ici ou là qui partagent en masse, l’auteur qui nous occupe ici étant labellisé, ayant participé à un ouvrage collectif du côté des éditions Zone y a le label.Laélia Véron qui distille les bonnes pages du côté de Contretemps, et ainsi de suite, s’est construit alors le circuit de la recommandation, des milliers de lecteurs et lectrices, rasséréné·es, ça a été retweeté par un·e tel·le ; chroniqué par celui-ci ou celle-la, sans jamais lire, vraiment lire, parce qu’on le sait, nous sommes dans le circuit de la recommandation, dans la répartition des tâches :
Le monde se divise en deux catégories, ceux qui critiquent et ceux qui lisent, et toi, tu lis et tu acquiesces !
P.S : J’en parlais de Ponthus, dans une vidéo :