C’est dur d’être aimés par des cons. C’est ce qu’ils disent retournant par-la un de leurs débiles (sens étymologique, faible) dessins. Plaintes qui ne sont là que pour ménager une différence dérisoire, manière de dire : « nous n’appartenons pas au camp de ces cons ». Mais avant de se plaindre et de geindre, peut-être vaut-il mieux se questionner. Pourquoi celles et ceux qui l’on considère comme con·nes reprennent ainsi nos arguments, nos dessins et nos propos ? Il ne s’agit ici ni de récupération de bas-étage, les propos et les dessins n’ont besoin ni d’être tordus, ni d’être sortis de leur contexte pour servir les arguments de ces con·nes ; à partir de là, ne faudrait-il pas se questionner sur ses arguments, ses positionnements à soi, s’ils se trouvent alignés sur ceux des con·nes n’est-on pas cons soi-même ?
Tiens ça me ramène à ces discussions auxquelles je n’ai pu échapper ces temps derniers. Moi qui aime, plus que tout, l’éviter, l’actualité, cette cadence des sujets non pas simplement imposés, mais hiérarchisés, se soumettre (et c’est le mot) à l’actualité, c’est d’un tacite et commun accord acquiescer à ce qu’une classe sociale considère comme important, une classe qui recoupe (à peu de choses près) les préoccupations de celles et ceux qui dominent, soit symboliquement, soit économiquement – ou les deux. C’est que face aux assassinats (tout aussi « barbares ») de dizaines de jeunes issus des quartiers les plus défavorisés, je n’ai jamais vu une telle unanimité à condamner le crime.
– En quoi ça te concerne, toi, Ahmed ? T’es athée, et t’as quitté l’Algérie justement rapport à ça, à l’islam, non ?
Toujours ainsi que l’on me questionne sur ce sujet. Dès qu’on y touche, s’instaure et s’établit une certaine binarité, 0 ou 1. Pour ou contre. « Nous » contre « Eux ». Moi, dans le cours de ces discussions, faisant visiblement partie du « nous ». Ce cercle, étroit, d’ami·es qui les connaissent mes habitudes, ayant passé ces tests inconscients d’aptitude « il boit de l’alcool et bouffe de la charcuterie ». Donc, je ferais partie, d’une certaine manière de ce « nous » qui ne se résumerait qu’à l’absorption de certaines boissons et de cochon mort – même si, je bouffe moins de cochon mort ces derniers mois, ce désir de véganisme qui pointe en moi. Bon, la discussion se poursuit, on est sceptiques par rapport aux arguments que je tiens, on cite bien sûr Charlie et pas mal d’émissions écoutées ici ou là, notamment du côté de France cul. Ces connaissances semblaient tout à fait stupéfaite·es que je ne sois pas sur la même longueur d’ondes – radiophoniques ? Numériques ? – que je ne partageasse pas leurs vues et leurs convictions.
– Tu l’as connu, toi, le terrorisme, en Algérie, non ? Tu sais ce que c’est cette barbarie, je comprends pas !
À mon sens, il faudrait déjà cesser de donner du poids à telle ou telle parole parce qu’elle s’est trouvée à un moment ou un autre victime de cette chose. Ce n’est pas parce que nous sommes la cible d’un tel ou tel crime ou méfait que notre parole compterait plus.
– Et les témoignages des personnes victimes de racisme ou de misogynie, homophobie ou transphobie ? Ne faudrait-il pas prendre en compte leur témoignages ? Tu le fais, toi…
Il faudrait d’abord noter que ce sont les mêmes qui, de manière générale, se servent de la parole de victimes (qu’il s’agisse Charlie Hebdo ou Kamel Daoud pour ne citer que ces deux exemples) pour argumenter leur propos qui de l’autre côté n’accordent que très peu de crédit et de valeur aux paroles des victimes de l’islamophobie (entre autres). De plus, celles et ceux qui témoignent contre le patriarcat et et le racisme font face à une violence constante, permanente, qui a infusé, s’est diffusée dans l’ensemble des structures sociales. On est perçu comme tel au premier abord, juif ou arabe, noir ou noire. Ou encore ce fameux moment où ça bascule dans le regard de l’autre ! Où l’on comprend (découvre ?) que l’on est homosexuel. On te parle plus vraiment pareil. On est vu d’abord et avant tout sous ce prisme. Concernant les transgenres, je vous renvoie à cet excellent podcast de Sortir du capitalisme.
Éprouver dans sa chair ces discriminations systémiques renseigne (beaucoup), pourtant il est nécessaire également de s’appuyer sur des études autour de ces sujets.
Pour en revenir à celles et ceux qui ont été victimes du terrorisme islamiste – il ne s’agit pas ici de hiérarchiser les violences – elle ne fait pas système, en France, l’islamisme n’a pas infusé, ne s’est pas diffusé dans les structures sociales. La violence n’est pas liée à sa chair et son être ; on n’est pas ciblé par l’islamisme, à l’instant, dans et par son corps. D’où, à mon sens, une distinction qu’il faudrait opérer entre ces violences qui ne relèvent pas du même champ. Ainsi prendre la parole des victimes du terrorisme islamiste comme argument est à mon sens peu ou très peu opérant, je prendrai un exemple, celui de Bentalha (petit village situé à une quinzaine de kilomètres d’Alger) dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, un massacre, près de 400 personnes tuées. Un massacre. Commis par le GIA (Groupe Islamique Armé), branche armée du FIS (Front Islamique du Salut). Si l’on interroge un·e des rares survivant·es à ce massacre de ce massacre, iels nous diront que c’est le fait des islamistes. Pourtant, la réalité est plus compliquée, il y a eu pas mal de livres à ce sujet ici ou là. Et même des documentaires qui remettent en cause cette version. Ce n’est pas parce qu’on est victimes que nos arguments se trouvent renforcés. Pas parce qu’on est victimes que l’on a raison. Parfois même le traumatisme influe, influence et brouille notre vision. Un peu comme Patrick Pelloux, s’entretenant avec Jean Castex, il y a de ça quelques mois, plus que la crise sanitaire, il pointait le problème de l’islamisme, mais depuis, depuis ces quelques mois, combien de morts dues au Covid19 et au manque de moyens dans les hôpitaux, comparons avec le terrorisme islamiste en France sur cette même période ? Combien de morts dus aux violences policières ? Tous les vingt jours un·e mort·e ? Combien de femmes meurent chaque semaine sous les coups d’un homme ? Et les homosexuel·es, les transgenres tabassé·es, tué·es ? Pourquoi pas cette unanimité ? Cet unanimisme dans la revendication, et la condamnation ?
Géométrie variable, car à mon sens, dans ces cas ce n’est pas tant la victime que le tueur qui compte. Pour s’en assurer voir ces caricatures projetées ici ou là, [lien : https://www.20minutes.fr/societe/2890919-20201022-video-hommage-national-samuel-paty-unes-charlie-hebdo-projetees-montpellier-toulouse]. Geste surprenant, ce n’est pas le professeur à qui l’on rend hommage, mais les dessins. Cette unanimité, elle est due au consensus qui s’établit autour de celles et ceux à qui l’on impute le crime et qui se trouvent désormais d’autant plus, encore plus martyrisé·es.