Il nous semble que la naissance de la catégorisation de « poésie ouvrière » a trait à l’avènement de l’organisation sociale capitaliste et les bouleversements décisifs qu’elle induit ; à savoir la naissance du concept de travail tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ce dernier, le travail, fait actuellement l’objet de débats nombreux, tant dans la sphère de la philosophie-politique. Au cours de ces dernières décennies, l’un des principaux et des plus importants apports philosophiques quant à cette question, nous le devons aux philosophes Moishe Postone1 [1942-2018] et Robert Kurz2 [1943-2012]. Les deux philosophes ayant opéré une relecture des théories développées par Karl Marx, s’opposant ainsi à ce qu’ils nomment le « marxisme traditionnel ». Cette réinterprétation de l’œuvre marxienne s’appuie essentiellement sur les écrits tardifs du philosophe allemand : les manuscrits de 1857-1858 communément appelés Grundrisse . Réinterprétation ayant eu pour conséquence de mettre en lumière la centralité du rôle que joue le travail au sein de l’organisation sociale capitaliste3 ; se trouvant être donc, une « activité socialement médiatisante »4 disposant d’une double fonction ; « d’un côté, c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté, le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert au producteur de moyen pour acquérir le produit des autres».5 Au sein d’autres organisations sociales – non capitalistes donc – le travail est distribué par le biais de rapports sociaux manifestes, à savoir que les mécanismes ou règles régissant la répartition du travail sont visibles, apparents ou évidents pour les membres de la société.6 Ainsi est-ce le travail lui-même qui remplace ces rapports sociaux en opérant la division sociale du travail ; pour le dire en d’autres termes, le « travail » se meut en une catégorie à part entière et, comme c’est le cas aujourd’hui, il n’y a qu’à scruter l’usage flou de ce terme que nous faisons de ce terme au quotidien, le « travail » désignant tout un large panel d’activités fondamentalement différentes : pétrir du pain, enseigner, écrire, cuisiner…etc. L’ensemble de ces activités, fondamentalement différentes, est subsumé par une seule et même catégorie celle de « travail ».

Pour autant, certaines activités que nous effectuons ne sont pas considérées comme relevant du travail, quand bien même ces activités seraient identiques à celles qualifiées de travail ; les tâches reproductives – comme le ménage par exemple – constituent un bon exemple, opérées dans le cadre privé, elles ne sont pas considérées comme un travail . On peut également prendre l’exemple d’un enseignant, exerçant cette profession au sein de l’Éducation Nationale, qui déciderait de dispenser des cours d’alphabétisation, cette même activité serait considérée dans le premier cas comme un travail, dans le second, comme, au mieux du bénévolat. Ainsi est-ce bien le marché qui décide si une activité – quelle qu’elle soit – soit considérée comme un « travail ». À l’aulne des exemples donnés plus haut, on peut mieux saisir l’enjeu de la réinterprétation des théories de Marx, quant Postone soutient que « la spécificité du travail est abstraite des produits qu’on acquiert par le travail »7.

Ainsi, dans la société capitaliste, c’est le travail lui-même qui remplace les rapports sociaux opérant la division sociale du travail ; en vient dès lors à se constituer « une nouvelle forme d’interdépendance ».8 L’une des thèses les plus fortes que soutient Moishe Postone dans Temps, travail et domination sociale étant que « sous le capitalisme, le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes ; ils sont socialement automédiatisants »9, la production s’organisant en fonction de l’usage le plus efficace qui pourrait être fait de tâches de plus en plus fragmentées et spécialisées en vue d’acquérir les plus importants gains de productivité. En d’autres termes, résume Moishe Postone, « la dimension de valeur d’usage du travail devient structurée par la valeur».10 Mais en quoi cette réinterprétation des théories de Karl Marx11 nous permettrait-elle de mieux appréhender cette question de la poésie ouvrière ?

À la lumière de cette (re)définition du travail, si nous reprenons le cas des écrivains à « second métier », nombre d’entre eux en viennent à adjoindre ce second métier à celui de la création littéraire et poétique dans la mesure où le marché ne reconnaît pas la valeur de leur métier premier – pour reprendre la terminologie de Bernard Lahire. Ce fait suppose donc l’existence d’un marché littéraire et d’infrastructures relatives à ce dernier, pour que se constitue l’écriture en tant que travail comme catégorie spécifique au capitalisme, un marché qui va profondément modifier la production littéraire elle-même ; un marché littéraire qui, avec notamment l’invention du roman-feuilleton en 1836, fera du roman, initialement exclu des genera dicendi, le genre majeur12. En effet, si les romantiques se voulaient les héritiers des orateurs de 1793, comme le note Alain Vaillant, avec la naissance et la structuration d’un marché littéraire, ils ne deviennent que pourvoyeurs du marché en textes13. Le marché littéraire, dans et par sa logique concurrentielle, ne permettra pas qu’à une minorité d’écrivains de vivre de sa plume ; en effet, comme le remarque Bernard Lahire, l’éventail de « seconds métiers » exercé par les écrivains (et les poètes) en vient à profondément évoluer, « toutes les professions qui exigent de leurs propriétaires l’acquisition d’un fort capital scolaire et, par conséquent, une pratique aisée de la lecture et de l’écriture » qui sont les mieux représentées, « enseignants du secondaire et du supérieur (dont le nombre a augmenté), professions libérales (avocats, médecins, etc.), fonctionnaires (petits, moyens ou hauts), éditeurs, mais aussi journalistes. »14

Avec l’avènement du capitalisme et d’un marché proprement littéraire qui a donc d’une part participé à la marginalisation de la poésie, mais également permis la constitution de l’écriture comme travail à part entière, à cela s’ajoute également la constitution d’une catégorie d’écrivains à « second métier » dont certains vont partiellement vivre de ce marché du livre, adjoignant donc un second métier entrant, plus ou moins, en résonance avec le travail de l’écriture, s’agissant de métiers qui requièrent un fort capital scolaire ; à la lumière de l’ensemble de ces éléments, le fait que George Sand regroupe en 1842 tout un ensemble de textes sous le qualificatif de « poésie des prolétaires »15 n’a rien d’anodin. C’est le signe qu’une catégorie, au sein même de la littérature, est en train de se constituer ; en effet, l’écriture, dans ce cadre, est considérée comme le métier second – pour reprendre la terminologie de Bernard Lahire – puisque, dans la représentation qui est faite de ces écrivains et de ces poètes, c’est avant tout l’identité sociale assignée qui est mise en exergue, et non la matière des œuvres ou la manière dont elles sont écrites et composées, une identité sociale assignée recoupant des métiers qui ne requièrent pas un fort capital scolaire – ce qui en veut pas dire que ces écrivains, que ces poètes voire philosophes ouvriers ou paysans ne disposent pas de ce capital.

Dans le cadre de notre exploration de la constitution de cette figure de l’ouvrier-poète au XIXème siècle, nous retiendrons d’abord le changement de paradigme fondamental dans la manière d’appréhender cette catégorie sociale nouvelle que constitue donc le travail. Au travers de cette donnée fondamentale, on mesure mieux l’écart qui sépare Adam Billaut et les ouvriers-poètes qui l’ont adulé.

1Philosophe, mais également historien spécialiste de l’antisémitisme moderne.

2Deux philosophes très tardivement traduits en France, en dépit du vœu que formulait André Gorz : « Ce qui m’intéresse depuis quelques années, est la nouvelle interprétation de la théorie critique de Marx publiée par Moishe Postone (…). Si je peux faire un vœu, c’est de la voir traduite en même temps que les trois livres publiés par Robert Kurz. » André Gorz, propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet, 14/12/2006, « Où va l’écologie ? », Le nouvel observateur, n°2197, p.55.

3Sur ce point Moishe Postone et Robert Kurz divergent, le premier soutenant que le « travail » peut prendre plusieurs modalités selon l’organisation sociale dans laquelle il s’inscrit ; le second fait du « travail » une catégorie éminemment capitaliste. Voir à ce sujet la lecture qu’opère Robert Kurz des thèses de Moishe Postone, Robert Kurz, La substance du capital, Paris, L’échappée, 2019, p.90.

4Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Paris, 1001 nuits, 2009, p.80.

5Ibid, p.223.

6Un anthropologue tel que Philippe Descola prend en compte cette spécificité de la catégorie de « travail » dans le capitalisme dans son analyse de l’animisme du peuple achuar, voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, coll. Folio Essai, p.673.

7Idem.

8Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op.cit, p.224.

9Idem.

10Ibid, p.518.

11Nous avons tenté ici de résumé le plus succinctement possible les enjeux des thèses développées par Moishe Postone dans Temps, travail et domination sociale, pour plus de détails nous renvoyons à l’excellent article qu’a consacré Dominique Méda à l’ouvrage in Dominique Méda, « Moishe Postone. Temps, travail et domination sociale », Revue française de socio-économie, n°6, Paris, La découverte, 2010, pp.175-182.

12Voir Alain Vaillant, La crise de la littérature. Romantisme et modernité, Grenoble, UGA éditions, 2005, pp.7-23.

13En cela Théophile Gautier constitue un cas exemplaire.

14Benard Lahire, La condition littéraire, op.cit, p.125.

15George Sand, « Dialogue familier sur la poésie des prolétaires », Paris, La Revue Indépendante, janvier 1842, pp.27-65.

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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