… au centre du bâtiment toujours ces quelques mètres carrés goudronnés, sans verdure ou si peu, quelques arbres – des ficus ? – qui pointent ici ou là, le goudron au sol marqué de lignes approximatives, deux cages sans filets, cadres en fer – les fameux poteaux carrés. Tableau constant des cours d’école, de collège puis de lycée, établissements dans et par lesquels j’ai appris à connaître et à supporter la texture, la matière même de l’ennui. Décors immuables, hostiles surtout, s’en échapper pour survivre.

Qui savait chercher, ou qui désirait simplement échapper à l’horreur de ces espaces où tous les élèves s’ameutaient, trouvait immanquablement un envers à ce décor, là-bas, dans le coin, derrière l’arbre ou à côté des toilettes, un passage secret – secret parce que personne ne se donnait la peine de le trouver, parce que, le plus souvent, on préfère la facilité de l’intégration, faire bonne figure au sein du groupe, on s’y assimile, malgré soi, on se fond dans ses habitudes, sans même tenter d’aller y voir ailleurs, on vit dans et par les lieux balisés du groupe. On la remarque pas alors cette petite brèche, le passage dissimulé derrière un buisson – au bout de trois ou quatre pas, ça s’ouvre. Coin de verdure oublié par jardiniers, employé·es de l’établissement et les instances chargées de contrôler le territoire des élèves. Pas de goudron au sol, c’est duveteux, bulle de paix avec le plus souvent un chat qui traîne par là et qui – comme d’habitude avec cet animal – a su sentir le bon plan de fraîcheur et de calme.

C’est dans ces coins isolés que j’ai dû passer la quasi-totalité de mes récréations, 12 années [1] de 2x 15 minutes quotidiennes, sans oublier les heures de cours séchées ; accumulé, ce temps, ça doit en faire des jours ou des semaines au sec de toute interaction sociale. Pas de gens, pas de questions ni de discussions, enfin si, d’une certaine manière, y en avait des discussions si on considère l’acte de lecture comme tel… et c’est dans l’un de ces coins, isolés, avec pour fond sonore le brouhaha ordinaire de la cour du lycée ; le pas lourd des courses, les cris et les pleurs, le fracas sourd des cuirs syntéhtiques cognant le ballon… dans ce tumulte que j’ai ouvert La nausée.

Un parcours – et plus particulièrement celui que je trace ici – c’est pas une ligne droite ; c’est jonché de fausses pistes, d’arrêts et de culs de sac. À relire ce que j’écris, pompeusement intitulé Biographie de lecteur certain·es pourrait y voir une histoire de « progression », voire d’« évolution », d’une littérature de la marge « puérile » [2] vers la « vraie » littérature « mature », la respectée parce qu’auréolée du prestige des institutions – qu’elles soient médiatiques ou académiques.

En gros des livres jeunesses à Sartre, en passant par Boris Vian et la science-fiction. Nier l’influence des institutions et de la représentation sociale de la littérature qui en découle serait une erreur, si j’ai abandonné la lecture des livres de science fiction, par exemple, c’est aussi à cause de cette image qu’elle charriait, littérature puérile, si par cette après-midi printanière j’avais ouvert, pour la première fois, La nausée de Sartre c’était toujours sous l’influence, (in)directe, des institutions.

De Vian à Sartre, le pas avait été vite franchi. Pas forcément de la manière dont on l’imaginerait. On connaît la proximité des deux, ce Jean-Sol Partre qui figure dans L’écume des jours– et qui me fait penser, aujourd’hui, que personne n’a su aussi bien saisir le ridicule du philosophe bourgeois. Pour comprendre le lien que j’entretenais avec Sartre – à cette époque algérienne et plus précisément celle de la frontière (floue) entre jeunesse et adolescence – il faut dire ce que représente Sartre en Algérie. Figure subversive pour les arabophones, quintessence de l’athéisme ; les francophones qui, pour la plupart, vouent un culte à Camus, le considèrent comme l’antagoniste de leur idiote idole.

Paradoxe, celui qui a défendu l’indépendance Algérienne et milité en sa faveur, celui qui a aidé à la diffusion de textes aussi importants que Les damnés de la terre [F.Fanon] ou Portrait d’un colonisé [A.Memmi] se trouve rejeté en bloc… quand celui qui a défendu l’Algérie française continue de faire figure de référence.

Depuis l’époque d’où j’écris et que je décris, j’ignorais tout de ce paradoxe, mais par cette logique naïve et manichéenne de « l’ennemi de mes ennemis est mon ami » ; je n’avais pu alors envisager Sartre que comme allié. Bibliothèque familiale, j’en avais trouvé pas mal des Sartre, pourquoi j’avais choisi La nausée ? Le titre sûrement, ça recoupait l’atmosphère générale dans laquelle je baignais alors [3]

… je l’avais pris pas tant pour le lire que pour exhiber la couverture aux yeux de toutes et de tous. Reproduisant alors les gestes de rébellion de certain·es adolescent·es ; Sartre fut, d’une certaine manière, le jean’s déchiré, ma casquette retournée, ma manière de marquer, une rébellion naïve contre l’institution. Ne surtout pas interpréter ce parallèle comme un quelconque signe de distinction ou de supériorité. D’un côté le livre et sa valeur symbolique ; de l’autre les vêtements l’aspect consuméristes qu’ils impliquent. C’était du même ordre, l’amorce du moins, puisque des mois durant, je n’en avais pas lu une seule ligne de La nausée, me contentais juste de le tenir en main, de la manière la plus ostentatoire possible.

À porter un livre ainsi, toujours sur soi, et à voir surtout les remous qu’il provoque, survient forcément l’instant où l’on va y voir et y lire de plus près, dans l’un de ces coins reculés, calmes, éloignés de toute la décapante socialité, j’ai lu, commencé à lire…

Roquentin et Françoise, Roquentin et l’Autodidacte, Roquentin et le marquis de Rollebon, …etc.

… passée la première lecture, distraite, excitation de l’« interdit » et du « sulfureux » ; déception, rien de choquant là-dedans. Deuxième lecture, plus posée, pas la recherche du choquant, juste les mots, les phrases, la curiosité, peut-être, d’y trouver un sens.

Roquentin et la bibliothèque, Roquentin et l’étui de la bouteille d’encre, Roquentin et le paquet de tabac, Roquentin et l’arbre…etc.

Le tout, mis bout à bout, c’était ça, la nausée, le sentiment ou la sensation recomposée par l’écrit, par la description, ce rapport au monde, à un certain monde que je ne pouvais que partager, d’une certaine manière. Ça tombait, cette description honnie, partout, considérée comme simple « figuration ». La distinction, apprise à l’école et à la maison – ce qui revenait au même puisque ma mère institutrice – entre « narration » et « description » tombait. Dire par l’écrit, c’est faire sentir. Dire de biais, tracer des points et laisser la lecture les relier pour recomposer l’émotion. Distinction entre écrivain·e et écrivant·e [4], La nausée fut l’amorce de cette compréhension.

Bien évidemment ce ne fut pas aussi limpide, cela a simplement constitué une amorce vers la compréhension de tout ça, un pas vers une lecture qui ne se contenterait pas de gober la série de lettres et de mots imprimés, de tenter de chercher par-delà les mots. Sartre et La nausée n’ont que peu d’importance, ç’aurait pu être un·e autre écrivain·e, un livre différent [5]. Ce qui a compté, je crois, c’est l’importance donnée aux mots, les enjeux de l’écriture et de la langue, matérialisés dans le cas qui nous occupe par la réputation sulfureuse de Sartre en Algérie, du danger qu’il semblait recouper dans l’esprit des gens que je côtoyais alors, de manière paradoxale et indirecte, ce sont elles et eux qui m’ont poussé à prendre au sérieux ce livre et à le lire avec application et en déceler la singularité. Mais encore fallait-il que ça soit le « bon » livre, celui avec lequel un « rapport » personnel (intime ?) pouvait se nouer, ce fut le cas avec La nausée peut-être parce que mon rapport aux choses et aux gens était – est encore ? – nauséeux…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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