– … au moins t’avais des livres chez toi, c’est déjà ça, alors oui, ils avaient été achetés pour de mauvaises raisons, pour la décoration – si j’ai bien compris le délire de ton père – mais t’as pas l’air de te rendre compte qu’être entouré de livres comme ça, c’est pas rien. Pas accessible les livres… alors, oui… c’est clair que ça fait pas tout, il suffit pas qu’il y ait des livres pour que… pouf ! Comme ça on se mette à lire, c’est un bon début quand même, à partir du moment où ils sont là, autour, « y a plus qu’à… » comme on dit…
J’écoutais en silence. Bar ou café ? Algérie ou France ? Pas de souvenir du lieu. Un sentiment étrange – inconfortable ? – qui reflue parfois quand je me mets à écrire, explorer un certain passé. Cette après-midi, oui, c’était un après-midi – la mémoire au fil de l’écriture fait son chemin – je m’étais alors retrouvé dans la position de l’héritier, de celui qui dispose d’un capital culturel – aussi pauvre soit-il – par rapport à cette connaissance, née comme moi en Algérie, issue d’une famille plus démunie que la mienne, de tout point de vue.
– … parce que moi, Sid Ahmed [1], je peux te dire qu’à part le coran, y avait pas un livre chez moi, « le paraître intellectuel » de ta famille comme tu dis, moi, j’aurais pas craché dessus, si tu veux mon avis. Je te comprends pas. Le prends pas mal, mais quand tu parles parfois j’ai l’impression d’avoir en face de moi le genre de type qu’on déteste, tu sais, le gosse qui se plaint de la richesse de sa famille, qui dirait comme ça, on a trop de bagnoles…
Ses paroles furent sûrement moins radicales, par égard pour moi. J’ai pourtant la certitude que la connaissance qui me les énonçait n’en pensait pas moins. Dépliant ces paroles que je rapporte de mémoire, je revois un petit verre serré, un quasi-tube de verre, bourré de menthe, posé sur une table ronde et guillochée, un zinc de bistrot, au centre duquel trône un sucrier en forme de boule au plastique épais et bleu, on en relève le clapet et l’on découvre l’amoncellement granuleux, du blanc avec une cuillère fichée dedans. Oui, c’est bien en Algérie que ça se passe, à Oran, le café à quelques mètres de la faculté des langues étrangère.
– … je sais que t’en as conscience du milieu d’où tu viens ; les avantages et les handicaps. C’est juste que tes chouineries, à force c’est chiant… oui, oui, je sais… tu chouines pas, tu expliques… mais… je te trouve vachement plus intéressant quand tu vas vers l’autre, avec moi par exemple, tu t’es jamais foutu de ma gueule quand je lisais les Nothomb et les Coelho, au contraire tu m’avais encouragé. En douce, tu me filais d’autres trucs, sans jamais rien dire. Le jour où, moi, je me suis mis à les critiquer, là tu t’es lâché… ça j’aime bien, mais comprends… malgré que tu sois attentif à tout ça, bah , c’est quand même déplacé de venir te plaindre de la « bêtise » – je mets des guillemets à bêtise – de ta famille devant moi. Je veux pas encore une fois parler de la mienne, parce que forcément on peut toujours trouver pire, mais ma mère, par exemple, elle sait pas lire, mes frères, qui eux savent lire, ils en voient pas l’intérêt. Je sais pas si tu saisis ce que je veux te dire là, ça me paraît pas super clair, oui, oui, laisse-moi terminer… cette famille dont tu te plains, elle t’as quand même donné des références, tu me parlais l’aut’ jour de Boris Vian, quand en lisant un bouquin de science fiction, c’était quoi déjà le titre ?
– Le joueur du A et Le Monde des A, de Van Vogt que j’avais…
– oui, oui, voilà, donc quand t’as regardé, là, en tout début de livre le traducteur et que t’as lu le nom de Boris Vian, il était pas neutre pour toi, ce nom, pourquoi ? Parce que dans la bibliothèque de ta famille, y en avait plein des Boris Vian, tout était déjà là, à disposition, alors que moi, pour continuer sur cet exemple, si j’étais tombé sur Boris Vian par hasard, ça m’aurait rien dit, et surtout j’aurais jamais pu avoir un bouquin de ton Boris. Tu sais moi où j’ai commencé à lire ? في المدينة الجديدة صحبي [à Médina Dj’dida [2] ] tu sais tout au bout, là-bas, dans la ruelle qui débouche sur la place طحطاحة… c’est surtout connu pour les livres scolaires, mais t’avais comme ça, des poches plus ou moins vieux, posés par terre, t’as vu ça, non ?
Je la voyais parfaitement cette ruelle sordide, sorte de transition entre Médina Dj’dida et Plateaux. D’un marché à l’autre. Le premier plutôt destiné aux femmes ; merceries et tout le nécessaire à la cuisine et au ménage, le second s’adressant plutôt aux hommes, vêtements de marques et de l’électronique. Et, entre les deux, cette place autrefois nappée de terre ocre, on l’appelait قاهرة الغرب [la Caire de l’ouest], ses cafés innombrables, l’un des derniers endroits où l’on récitait des poésies relevant du ملحون [Melhoun] auquel succédera le raï. Là je parle d’un temps qui m’est inconnu ; pour moi Tahtaha, c’était surtout une place dallée et un monument commémorant les attentats de l’OAS. C’était aussi ces boutiques religieuses pourvoyeuses du nécessaire du parfait musulman auxquelles faisaient face des vendeurs de copies de DVD de films et de musiques. Ce soin que ces « pirates » prenaient à imprimer – parfois simplement photocopier – les jaquettes représentant l’affiche du film ou listant les pistes des albums de musiques populaires ; même sous le manteau, il y a une éthique. Et puis, avant la démocratisation d’internet, on s’y procurait des films pornographiques, mais ça c’était sous le doublure du manteau. Ce vaste espace, au temps de la colonisation, on l’appelait « le village nègre » ; quartier créé de toute pièce, on y avait regroupé et parqué les indigènes, les éloignant du centre de la ville, proche de la côte, réservé aux colons. L’aménagement territorial n’a pas changé depuis, seuls les classes sociales ont glissé, la bourgeoisie est simplement venue se nicher dans les lieux des anciens colons, passage à témoin spatial. De la Médina Dj’dida à Plateaux, cet ancien et actuel espace des colonisé·es, le moindre recoin est occupé, hormis quelques trouées, leur qualité des étals variant selon la valeur de la marchandise exposée. Pour tout ce qui relevait de l’électronique – consoles de jeu et combinateurs, tablettes et portables – on les entreposait dans des sortes de commodes transparentes à roulettes ; vitrines dynamiques soigneusement verrouillées à l’aide de cadenas. Quant aux vêtements — de marques — on leur dressait planches et tréteaux. Les livres, c’était souvent de simples bâches plastiques transparentes dépliées à même le sol. Pour la breloque, ces objets dont on s’étonne toujours qu’ils puissent être vendus, des bouteilles de parfum vides, des piles déchargées ou des ampoules usagées, on les disposait directement sur les surfaces granuleuses des bitumes et des trottoirs prenant tout de même soin de ménager un espace dans l’étal,entre le liséré du trottoir et caniveau ; sorte d’hygiène rudimentaire.
Le « rayon livre » ou la partie du marché que l’on avait réservée aux livres se résumait à une petite ruelle sordide donc, désertée la plupart du temps, fréquentée deux semaines l’année : la rentrée scolaire – les parents s’y procurent les livres scolaires (d’occasion) de leurs enfants – et la semaine précédant les vacances estivales – lycéens et collégiens y tirent alors quelques pièces de leurs manuels qui se seront enfin révélés utiles. Sinon, calme plat, un certain ennui. J’avais pu l’éprouver quand ma mère m’y envoyait pour nous « débarrasser » des surplus de livres – scolaires ou non – qui « encombraient » l’appartement, des « classiques » en poche surtout que j’écoulais là-bas au fur et à mesure que mon père les achetait dans des éditions plus « précieuses ». Ainsi ai-je vendu, pour une pièce de 10 dinars chacun, des Hugo, des Zola, des Maupassant…
Je lui ai rien dit de ce que je faisais dans ce marché, cette activité diamétralement opposée à la sienne qui m’obligeait à arpenter quelques rues, portant mon poids en livres. Nous ne nous connaissions pas à cette époque, peut-être nous étions-nous croisés ? Moi, tentant alors de tirer une pièce supplémentaire et lui dans le même temps, à quelques mètres de moi, marchandant le prix de tel bouquin. Peut-être même avait-il dû acheter pas mal de nos livres. Peut-être les romans de Camus, en assez bon état, que j’avais abandonné sur un étal contre 50 dinars. حكيم [Hakim] – voici que me revient, toujours par l’écrit, le nom de cet ami – حكيم [Hakim] faisait partie de ces innombrables algérien·nes qui, je ne sais pour quelle raison, vouent un culte à un homme (et un écrivain) qui les méprisait et les mépriserait encore aujourd’hui ; mais ne nous noyons pas en conjectures et en hypothèses foireuses, revenons à ce café, brumeux, à cet après-midi avec حكيم [Hakim],
– ouais c’est là-bas que j’achetais tous mes livres, parce que les librairies du centre-ville, à 500 balles le bouquin, tu connais ! si c’était pas possible pour toi, alors t’imagines pour moi… La طحطاحة c’était la seule solution pour moi, après fallait chercher, y passer du temps pour trouver des livres à peu près récents et pas les Balzac et Maupassant dont tout le monde se débarrasse. Puis y avait toujours le risque que le bouquin me plaise pas et donc attendre encore quelques jours pour m’en acheter un nouveau… tu vois où je veux en venir ? c’est que, contrairement à toi, j’avais pas un choix quasi-illimité à portée de main, et en plus j’avais pas vraiment de critères quand je choisissais mes bouquins. Pas de références. Pas même quelqu’un pour me conseiller, parce que bon, le vendeur, là, c’était clairement pas pour la vocation, il aurait préféré être du bon côté du marché, avec les vêtements et l’électronique, s’il vendait des livres c’était juste parce qu’il avait pas assez de fonds pour investir – si on peut parler d’investissement – sur aut’ chose. Comment je choisissais mes livres ? La base, l’image de la couverture, la lecture de la quatrième, parfois je feuilletais, mais ça les vendeurs, ils aimaient pas trop, ou alors je prenais des auteurs dont j’avais entendu parler. C’est d’ailleurs comme ça que je suis venu à Camus. Je connaissais pas Camus, tu le sais les cours de français au lycée, ce sont juste des cours de langue, y a pas de littérature dedans.
Et Camus, j’en avais entendu parler à la télé, bien sûr. Mais ce qui m’avait vraiment fait ancrer le nom dans la tête, c’était les chroniques de Kamel Daoud dans Le Quotidien d’Oran. Tu connais Daoud ? tu devrais lire, c’est vraiment pas mal, j’ai cassé ma tirelire pour acheter le bouquin qu’il vient de sortir chez Barzkah [3], je te le filerai, je pense que tu vas apprécier… bref, j’en reviens à Camus, j’avais dû sûrement croiser ses livres plusieurs fois, parce que les poches de Camus, c’est pas ça qui manque. Mais à chaque fois j’ai dû passer à côté. Le nom il a pas résonné. Et une matinée que je traînais là-bas, que je séchais les cours de maths au lycée, j’avais vu un poche tout coloré, une silhouette de dos, et tout Oran qui s’y dessinait, je vois que tu le connais ce dessin qu’on a mis en couverture de Le Peste… Camus, ça me disait vaguement quelque chose alors, au moment où je payais les vingt balles, j’avais pas fait le lien avec Daoud. C’est après que je me suis souvenu qu’il parlait beaucoup, Daoud, de Camus… C’est un peu comme toi avec ce rapport à Boris Vian, t’avais vu les bouquins de Vian dans vot’ bibliothèque, ça t’est resté dans un coin de ta tête, et puis quand t’as vu son nom sur ce bouquin, ce bouquin-la de science fiction… heu, c’était quoi déjà le titre ?
– Le Monde des A et Le joueur du A de Van Vogt, d’ailleurs à ce sujet je voulais…
– ah oui, Le monde des A, curieux comme titre, non ? C’était bien ? Non, non réponds pas tu me le fileras, je te dirai ce que j’en pense. Ce que je voulais dire c’est que mon parcours, il est comme le tien, il est fait de hasards, un peu comme celui de Daoud aussi, je t’ai pas demandé d’ailleurs, tu l’aimes bien Daoud ? Tu lis ces chroniques dans Le Quotidien d’Oran ? tu devrais, c’est pas mal… lui aussi, comme moi, il vient d’un milieu arabophone et il a appris le français en autodidacte, il était même un moment avec les salafistes et les milieux islamistes. J’avoue que moi aussi, j’ai pas mal fricoté avec eux, comme lui, c’est pour ça qu’il y a une sorte d’identification, tu comprends ? Il sait se mettre au niveau de ceux qui le lisent, c’est simple et efficace, oui, oui, je sais que dit comme ça, ça va pas te pousser à le lire, mais moi je trouve que c’est vraiment une force de pouvoir comme ça parler comme tout le monde mais avec ses propres mots, je saurais pas comment expliquer ça. On a l’impression que ce qu’il dit est partagé, mais il a une façon de le dire qui en fait quelque chose de personnel. Et Daoud, pour moi, ça été important dans comment t’appelles ça, toi, déjà ? « Chemin de lecture » tu dis ? Donc il a été important dans mon chemin de lecture parce que il a fait l’intermédiaire, tu comprends ? À travers lui, les chroniques qu’il écrit sur l’Algérie, sur notre vie ici, bah il glisse comme ça des références, c’est ça qui est fort, des pistes de lecture, y a plus qu’à suivre le chemin. C’est pas tout le monde qui a la chance, comme toi, de naître au milieu des bouquins, de fabriquer son… « chemin de lecture », un peu comme celui que tu me racontes parfois, d’ailleurs je t’ai coupé, là, non ? سمحلي صاحبي [Pardon mon ami], je m’en rends pas toujours compte, donc t’en étais à Boris Vian, c’est ça ? Ton passage de la science-fiction à Boris Vian, si j’ai bien compris…
[1] oui, cela peut paraître étrange, mais mon diminutif rallonge mon prénom d’une syllabe.
[2] L’un des plus grands marchés d’Oran.
[3] La préface du Nègre, Barzakh, 2008, publié, en France, sous le tire Minotaure 504 aux éditions Sabine Wespieser, 2011.