Paralittérature. Terme ou concept qui semble, de prime abord, inopérant, on l’utilise pas si souvent, dans le discours courant. Pourtant l’idée d’une hiérarchie des littératures, elle y est. En grec ancienparà signifie à côté de. Paralittérature, littéralement, à côté de la littérature. Ce préfixe, para, condense tout l’apparat que refuse de porter une littérature que je qualifierai de lucide vis-à-vis de ce qu’est (devenue ?) la littérature ; une marchandise comme une autre. Avec ses codes, ses marchés, ses valeurs, sa clientèle, ses exploité·es et exploiteurs. Il serait bien infatué de penser que l’écriture puisse échapper à la marchandisation et réification de toute chose, advenue depuis l’avènement du capitalisme. Nombre d’écrivain·es (depuis plus de deux siècles) l’ont bien compris ; pour n’en citer qu’un, Jean-Patrtick Manchette.
« Le, polar c’est un genre de livre qui, dès ses origines, est produit directement pour le marché, pour être vendu. Il n’est pas produit par quelqu’un qui a un mécène ou qui a des rentes et qui écrit pour l’amour de l’art. Il est écrit pour bouffer et, dans la mesure où il est écrit pour bouffer, il devient la vérité du roman artistique. Parce que le roman artistique, aussi, est devenu un objet de marché. Tout simplement on cache ça, on en parle pas, c’est sensé être de l’art c’est censé être noble alors que c’est devenu une foire. D’ailleurs ont fait des foires à Francfort, à Nice et ailleurs, y compris pour le roman artistique. Le polar, ça me parle parce que c’est plus franc. On s’avance en disant : je suis de la littérature alimentaire. Et ça permet, à ce moment-là, de contourner l’adversaire et au lieu d’être un malheureux écrivain d’art qui est traqué par les questions du marché, on est un minable auteur de polar, rien qu’un auteur de polar. Et puis, en secret, alors qu’on raconte sa petite histoire polardeuse, pleine de coups de feu et tout ça, on est en train de travailler sur le texte et personne ne le sait. »
Jean Patrick Manchette, 19 octobre 1983, FR 3, à retrouver par ici
Ce temps que j’explore, ce chemin – mes lectures – que je parcours dans et par l’écriture ; Jean-Patrick Manchette, n’était pas même un nom à mes yeux. J’ignorais alors la hiérarchie imposée des genres et des types d’écritures. La lecture faisait figure, pour moi, de bloc. Lire, c’était lire. Rien de plus. Verbe intransitif. Et nombre de mes journées d’alors s’agençaient par le fil de ces lectures, que l’on qualifierait de paralittéraires, piochées dans la bibliothèque familiale, à défaut d’être parentale. Ainsi ai-je bénéficié d’un capital livresque déjà-là, présent [1], à portée de main, quand, dans le même temps, nombre d’enfants disposaient de si peu – voire aucun livre – chez eux.
Le livre – ou plus généralement ce que certain·es qualifient de « culture » [2] – est une marchandise comme une autre. Il lui faut ses infrastructures, rares en Algérie – et l’on pourrait étendre ce constat à l’ensemble des pays Africains. Imaginons que je n’ai pas eu à ma disposition un espace de lecture créé et façonné par cet oncle inconnu ; où aurai-je pu le trouver ? Me procurer la matière première de toute lecture [3] ? Pas de CDI [Centre de Documentation et d’Information] dans les différents établissements par lesquels je suis passé, une bibliothèque municipale si démunie qu’elle vous faisait passer le goût du livre et de toute lecture. Quant aux librairies, se pose d’abord et avant tout la question matérielle : un livre, en Algérie, c’est en moyenne 800 dinars (5 euros) [4] pour un revenu mensuel estimé aux alentours de 41.000 dinars (262 euros) et une inflation sur les produits de première nécessité qui ne cesse d’enfler depuis plus de cinquante ans. (J’en profite d’ailleurs ici pour ouvrir une parenthèse quant au débat advenu récemment quant à la nécessité (ou non) du livre. La hiérarchie de la nécessité quand celle-ci est n’est pas seulement dictée par une « situation exceptionnelle », ne fait aucun doute. Quand on crève de faim, on distingue de suite le nécessaire de l’inessentiel.)
Ainsi, l’une des seules voies se trouvait être les bouquinistes dont j’ai pas mal fréquenté les étals à partir du lycée, un livre y coûtait entre 100 et 200 dinars (peut-être le double aujourd’hui) mais bien évidemment le choix était restreint, essentiellement des livres de poche, stocks invendus en France, et qui traversaient la méditerranée. À l’instar de la bibliothèque familiale, les canons de la littérature française y côtoyaient des auteurs américains de science-fiction, Frank Herbert, j’en ai déjà parlé, mais également Isaac Asimov. Les Robots qui m’avait valu des remontrances, ici ou là, dans un parc ou au collège, après la joie factice et idiote de voir une jeune lire suivait l’interrogation et la méfiance, Isaac, c’est pas un nom de juif ? et mon nom, à moi, Slama, c’est un nom juif ? Question répétée, réitérée à longueur d’année, et plus particulièrement quand on apprenait mon athéisme revendiqué. Mais pour ne pas dévier du projet initial, éviter que la biographie prenne le pas sur le parcours de lecteur, rentons-en à cette littérature de science-fiction, et au basculement pourrait-on dire, passage de ce que d’aucuns nomment paralittérature à ce que ces mêmes considèrent comme littérature, tout court, comprenez de la vraie, de la bonne.
Les livres de A.E Van Vogt, auteur américain de science-fiction, opérèrent cette transition. J’avais commencé par Le monde des A, avec sa couverture bigarrée, toute nappée et de bleu et de quelques pointillés chamarrés ; pages épaisses au jaune velouté, typographie empâtée, et cette langue, écriture singulière enveloppant ce monde, philosophie et anticipation entremêlées. Et forcément, j’avais poursuivi sur la lancée de ce Van Vogt, encore un livre, toujours pioché dans la bibliothèque familiale, Ténèbres sur Diamondia couverture verdâtre, mais là, rien. Pas le langue. Aucun entremêlement langagier, du plat, et sans relief avec ça.
Quelle était la différence ? Même auteur, ça ne pouvait pas être simplement l’histoire, ni les personnages. Il y avait autre chose et que je découvrais alors à tâtons, cette chose qui gravait en quelque sorte la lecture de l’un dans la mémoire, et qui affadissait celle de l’autre. De manière tout à impressionniste, c’est bien l’écriture que j’approchais, la spécificité d’une écriture. Feuilletant alors les deux livres, portant intérêt non pas simplement à l’auteur mais ce qui se trouvait derrière la couverture, pages liminaires. Cette inscription discrète et pourtant capitale composée en-dessous de l’auteur, et du titre, le monde des A, il y avait ce nom, cet auteur dont je voyais les livres un peu partout dans la bibliothèque familiale : Boris Vian.
[1] Ce que nous pourrions nommer : « accumulation primitive de capitale livresque »
[2] Les guillemets sont de rigueur
[3] Précisons que nous parlons ici d’un temps – les années 90 – qui précèdent la démocratisation des supports de lecture numériques.
[4] Chiffres de 2018 : https://www.lepoint.fr/culture/algerie-la-rude-vie-des-editeurs-et-des-libraires-06-11-2018-2268889_3.php