J’avais achevé le dernier texte – par ici– par la question de la langue. J’avais cru – fait ma croissance – dans et par deux langues ; العربيّة و الفرنسيّة l’arabe et le français. Mais quelle langue arabe ? La standard, celle que l’on nous enseignait à l’école. Puisqu’il est essentiellement ici question de lectures, je ne m’attarderai pas sur الدّارجة la darja. Cette langue parlée par toutes et tous, Langue populaire, forcément refusée, réprimée par l’État Algérien, la langue est un pouvoir, comme un autre, qu’il ne faut surtout pas laisser au peuple. Pourtant, elle est partout الدّارجة la darja ; les rues et les marchés, il suffit de voir, d’écouter les élèves et les enseignants à la sortie des écoles, elles et eux qui avaient pour obligation de s’exprimer dans et par cet arabe standard entre les murs, une fois sorti·es voici qu’elle se déploie la langue dans laquelle tous et toutes s’expriment avec aisance. Elle se développe et s’épand à la marge, cette langue, sur les réseaux, les sites et les blogs personnels, on en fait des récits, et des écrits. Cloisonné, l’enfance passée dans la bulle de l’appartement, il m’avait fallu dut temps et des efforts afin de maîtriser ce qui allait de soi pour toutes et tous. Arabe ou français standards. Reflet de mes lectures et du formatage scolaire. Élève appliqué encore pour quelques années, avant que n’advienne au collège l’ennui intégral, l’ennui de cet arabe standard, progressivement délaissé au profit du français ; pourquoi ?

Si j’en reviens au temps, à cette adolescence lors de laquelle s’est opéré ce glissement – d’abord subreptice – on abandonne les pages des livres en arabe pour se concentrer sur ceux écrits en français. On lit moins en arabe, on écrit donc moins ; on écrit en arabe pour l’école, par obligation pour le collège puis le lycée, parce que l’instruction s’y fait dans et par cette langue. S’instaure progressivement ce décalage, qui ira en s’épaississant, entre une instruction institutionnelle et des lectures personnelles. On se fait un parcours particulier, on pioche ses lectures dans la bibliothèque familiale. On jette un œil aux lectures de ce grand frère, seul membre (ou presque) à en user de ces livres qui décoraient l’appartement.

Deux livres aux couvertures quasi-identique : sorte de visage à la rondeur troublante, peau couleur sable et des yeux bleu-pâle. il semblait comme surgir de l’arrière-plan uniformément noir. Dune 1 et Dune 2. Deux tomes qui aiguisaient ma curiosité. Jamais mon grand-frère ne les lâchait, même à table, aux moments du repas, coude gauche planté sur la planche avec tréteaux qui nous servait de table, la main retenant fermement les deux pages qu’il avalait au rythme des ragoûts. Partout et tout le temps le premier puis le deuxième tome dans les mains, tournant, les pages, avançant. Forcément, cette curiosité, pourquoi parmi l’ensemble des livres cumulés, accumulés dans l’appartement, ces deux-la ? Ces seuls deux-la qu’il gardait jalousement, m’interdisant, d’y toucher « pas de ton âge, c’est pas pour des gamins qui viennent juste d’entrer au collège », m’empêchant d’en lire ne serait-ce que la quatrième « à quoi ça servirait ? de toute manière tu comprendrais pas… »

Paradoxales ces situations où ce sont les refus et le rejet qui créent le désir. Je ne crois pas que derrière tout ça, il y ait eu une quelconque intention ou volonté, ce que l’on nomme rapidement et maladroitement : « psychologie inversée ». Simplement le désir de rester tranquille. De continuer à lire, paisible, sans se mêler au bordel familial. Mais il a bien fallu s’y mettre, à un moment, quand il a fallu s’occuper du petit frère dont le parcours scolaire commençait d’inquiéter l’ensemble de la famille.

– Le français, c’est la matière que tu maîtrises le mieux, donnes lui des cours, fais-lui des dictées, il a pas mal de problème en orthographe, sa sœur s’occupera des maths,

Comment alors continuer de lire, paisible, tout en s’occupant de ce petit frère emmerdeur ?

Installer ce petit gêneur à une table, avec feuilles et stylo, lui demander de retranscrire que lui, le grand-frère, lirait à haute voix ce roman qui le fascinait ; Dune.

Ça a duré des semaines, par une surprenant coïncidence, heureux d’en faire et d’en refaire des dictées, découvrant par le biais de la voix de mon frère ce roman qu’il gardait jalousement. Paradoxe de l’égoïsme, cet égoïsme de refuser de partager le livre qui fait naître le désir de lire, et ce même égoïsme, ne pas vouloir s’occuper de son frère, être obligé et trouver un moyen de continuer son activité tout en poursuivant sa lecture. Tout ça m’avait donné accès à Dune, premier roman lu, avidement.

Une fois que se sont accumulées les pages manuscrites, rapidement écrites car il ne s’agissait en rien d’une dictée, mais d’une lecture. Une fois que l’univers fictionnel, l’histoire, ses enjeux et les personnages ont été cerné, l’argument de l’âge n’opérait plus, puisque le gamin comprenait, le grand-frère obligé dès lors, une fois achevé le premier tome, de céder le livre tant désiré. Livre et en entier, s’est ainsi que s’est constitué le souvenir de ma première lecture que je qualifierais d’adulte, dans le sens où il ne s’agissait pas d’un livre de « littérature jeunesse » ou destiné à un lectorat de mon âge – approximativement 11 ans –. Bien évidemment, cette première lecture de Dune, elle ne fut pas aisément saisie, il fallait alors faire des allers-retour entre le dictionnaire et le roman. Lâcher du lest quant au désir de compréhension, accepter de ne pas comprendre certaines chose tant que l’ensemble était saisi. Mais surtout abandon de la langue arabe, paradoxalement advenu dans et par une œuvre traduite de l’américain ; Dune. C’est que, à cette époque, aucun livre en arabe à ma disposition ne m’avait procuré un tel plaisir à la lecture, et paradoxe dans le paradoxe, un livre truffé de mots arabes et de références à la culture arabe. En effet, on y trouvait des mots comme Fedaykin فدائيّين utilisés au sens propre « combattants » ou encore le nom de l’une des filles du héro, née dans et par la guerre, prénommé Ghanima غنيمة « trésor de guerre ». Il y avait aussi la question de l’eau, de son importance, Dune planète désertique où cette denrée se faisait rare, où il fallait pour chaque personnage, s’il voulait survivre, récolter l’eau, en user de manière raisonnée, la rationner. Écho avec ma vie d’alors, ma vie d’enfant et d’adolescent, si peu d’eau, potable ou non. Pas d’eau dans les robinets. Il fallait en consacrer du temps et des efforts à cette ressource. Remplir des réserves d’eau pour la vaisselle, la douche et tout ce dont avait besoin. Guetter des matinées durant les vendeurs ambulants d’eau potable. Tout un vécu qui se connectait à cet imaginaire.

Avec un certain recul, ces lectures ou dictées assurées par mon frère, ce fut, pour moi, un apprentissage in vivo de la lecture . Ça pourrait s’assimiler à celui du vélo. On pédale d’abord sur un bicycle muni de stabilisateurs. La voix de l’autre. On délaisse, peu à peu, ces prothèses, un·e parent·e ou proche, nous (re)tient et nous stabilise dans ce mouvement. Lire en compagnie de l’autre, sous son regard. Nous avançons, sans que nous nous en rendions compte, il ou elle ne retient plus rien. On a lu, on a fait quelques mètres, seul·es. On est prêt à poursuivre…

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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