Gamin, je m’amusais comme ça, parfois. Fermer les yeux, nouer un bandeau dessus. Bouger, marcher, (re)découvrir l’espace et l’existence juste par l’ouïe et le toucher. C’était « jouer » [1] à l’aveugle, pour de faux. Parce que la vue, je l’avais. Je les visualisais la pièce et l’appartement. Des fois, je faisais ça dans la rue, dangereux, mais stimulant. Il en venait, des passant·es, pour m’obliger à la retirer, l’écharpe que j’avais sur les yeux. Ça m’arrive encore, marcher dans la rue et fermer les yeux comme ça. Je prends ça comme des expériences. J’en fais plein. Marcher avec des bouchons d’oreille, oui, ça fait vieux con… mais Boule Quies est une marque déposée, d’un aut’ côté [quies c’est un mot latin, ça veut dire « calme », en français, ça a donné « quiétude » ! Ça s’achète et se privatise les mots, comme tout. En ce moment, y a le terme « planète » qui se fait privatiser. Drôle que ça soit le mot qui subisse ça bien après la chose. Est-ce que demain alors je vais plus utiliser le mot planète ? Comme « boule quies », ces boules de silence que que je visse parfois dans les oreilles pour marcher, rien à voir avec la surdité, c’est sûr, mais entendre comme ça son corps, la mécanique de son corps rouler, les os-là, du talon, craquer contre le sol à chaque pas, fascinant ! Pourquoi je parle de ça ?
Rapport avec طه حسين [Taha Hussein] lui, aveugle, dès sa naissance, auteur d’une riche bibliographie – critique et littéraire – dont son autobiographie الأيام [2] [Les jours]… et comment ça se retranscrit, dans et par l’écriture, l’expérience de l’aveugle ?
Un qualificatif pourrait tout résumer ; « invalide ». Le mot n’est pas présent chez lui. Pourtant la moindre phrase transpire ce sentiment qui l’a accompagné dès sa naissance. Réifié, il est un objet qu’on trimballe, d’un coin à l’autre, chosifié, il est une corvée pour ses sœurs et sa mère parce que les tâches domestiques, c’est pour elles, et lui, le gamin aveugle, il est une tâche dans la longue liste qui les attend, au quotidien. C’est un garçon, un homme en devenir, il jouit de ce statut, mais un demi-homme puisqu’« invalide ». Moqué par les autres parce qu’il mange avec précaution, histoire de pas se tacher. Ignoré à son adolescence et sa jeunesse, il fait partie du décor de chaque pièce. On le pose-là, on l’oublie, on vaque à ses occupations. En perpétuelle réclusion qu’il est. Monde à part, monde parallèle, et les pages de الأيام [Les jours] sont autant de fenêtres au travers desquelles on est en prise directe avec cet univers fait de noir, mais surtout d’oralité, elle est palpable, طه حسين nous parle, littéralement, son autobiographie a été, en majeure partie, dictée. Paradoxal le fait que nous ayons accès à cette existence dénuée de vue par… la vue justement, étrange d’entrer par les yeux dans ces descriptions où foisonnent avant tout l’ouïe et l’odorat, le toucher et le goût.
Lisant, on se construit des images [3] dans et par ce toucher, ces odeurs et ces sons décrits. Quand, étudiant, il se rend à أﻷزهر [Al Azhar [4]], son chemin est balisé par les odeurs et les bruits de la ville. Les senteurs de fève du marchand qui fait face à son appartement, il prend alors à gauche pour s’engouffrer dans le brouhaha permanent, celui des conversations animées ou calmes, des sabots qui claquent et des cochers qui fouettent, et c’est dans ce labyrinthe auditif et olfactif, méticuleusement construit par l’écrit, qu’il se repère. On y est, par la vue, nous sommes, l’espace d’une lecture, aveugles.