Du froid, ces dernières semaines. Les terrasses se sont progressivement clairsemées, les portes des bistrots refermées, les serveuses, composant l’essentiel du personnel matutinal, se contentent d’échanges minimaux, le temps en terrasse est compté, calqué sur la chaleur corporelle que chaque seconde au-dehors prélève, la voie cyclable, collée au trottoir est moins arpentée, on privilégie le ronflement des voitures qui passent, plus sûrement la chaleur des transports souterrains ou routiers. Une terrasse parmi d’autres ; une poignée d’irréductibles ne la quitte pas, par effet de leur addiction, non pas à la fraîcheur de l’air vicié, plutôt leur addiction à la substance qu’ils ingèrent par l’inhalation d’une fumée soit extraite d’un liquide chauffé par l’entremise d’un appareil prévu à cet effet, ou plus généralement la combustion de brins d’herbes séchés, roulés – industriellement ou non – dans un papier fin. On se (re)trouve là par le non-hasard des vies semblables, une antichambre que ces chaises et ces tables dressées en deux rangées, transition idéale entre le chez-soi et le boulot, éviter la bascule trop abrupte ; on s’immerge.

Les deux coins de la terrasse sont occupés, privatisés en quelque sorte ; d’un côté les postures avachies des trois hommes en uniforme – combinaison ? – vert et jaune, leurs voix portent, écho de ce petit matin ; de l’autre, la conversation quasi-inaudible qui a les atours du secret, la femme et l’homme qui la tiennent, recroquevillé·es, ça fait comme une bulle entre elle vêtue d’un tailleur et lui de rigueur. Si l’on est attentive, que son ouïe parvient à éluder les vrombissements et les impacts tout aériens du passage des voitures, on saisit quelques bribes ; dossiers et travail, cadence et pas terminé, faire bosser, objectifs… au centre de la terrasse, ce gars, arrivé en dernier, s’est mis là où il a pu ; échouant à quelques minutes près d’obtenir l’un de ces deux coins tant prisés qui vous mettent à l’abri du froid et de ses brises. Il est resté un moment, là, immobile parmi les teintes grises du matin, s’en imprégnant – peut-être. Le tintement de la tasse de café que l’on a posé à sa table, un signal, merci à la serveuse, puis il a pioché à l’intérieur de son sac en toile quelques objets, les disposant, avec minutie, sur la surface des deux tables accolées. Casque rivé sur les oreilles, il pianote longuement le clavier de son appareil, les yeux chevillés à cet écran positionné entre lui et les trois hommes en uniforme, ils se marrent, discutent, deux des trois s’arrêtent par intermittence, scrutent le caniveau d’en face, y sont stationnés leurs chariots, avec plantés dedans les balais destinés à lécher les surfaces de la ville ; z’inquiétez pas, 10 ans que je fais ça, personne y a jamais touché… z’avez vu Messi, hier ? c’était pas la folie…. Naan, tu peux pas dire ça, faut attendre, une fois qu’ils vont s’habituer à jouer tous les trois, tu vas voir… j’sais pas, moi j’le sens pas, trop marqué Barça, Messi. Une nouvelle venue se pose, avec son café pris au bar, à la table voisinant celle du gars qui, au centre, pianote sans se décourager son clavier, il ne l’entend pas, elle qui lui demande du feu, elle se ravise en remarquant le type de cigarette qu’il fume. Elle scrute et les trois qui discutent et les deux autres ; l’homme et son costume de rigueur —qui tranche avec le cadre boisé et quelque peu délabré du bistrot — il semble se désintéresser de son interlocutrice, penchée dans sa direction, articulant, lui ne quitte pas son téléphone, couché sur la table, le pianotant… la nouvelle venue esquisse quelques pas vers les trois en uniforme, ah ouais Kehrer, mais quel clown çui-la ! leur rire de concert la fait reculer, refluer vers les deux autres, son approche interrompt la femme qui se raidit, l’homme imitant immédiatement sa posture, bonjour… z’auriez du feu ? se tournant pour allumer sa cigarette, elle perçoit le blanc de l’écran, la feuille simulée avec la barre verticale qui avance en laissant échapper une trainée de lettres, entre le mouvement provoqué par son pouce qui frotte le briquet et la fumée qui exhale, elle en saisit quelques-unes ; « allumer, cigarette, écran, barre verticale ». Merci, je vous le pose là, elle rejoint sa place et sa tasse de café dont la fumée, disparue, est compensée par la tige qu’elle tient entre l’index et le majeur.

—  Allez les gars, c’est le moment…
—  Déjà ?
—  Bah r’garde l’heure, il sert pas qu’aux vidéos ton portable…

… elle s’empare de leur coin alors qu’ils traversent encore la route en direction de leurs chariots. Le gars au clavier retire son casque, absorbe une goutte de café froid, tire sur son clope, et écrit, au même moment que le gars derrière lui souffle : ils se mettent au boulot, c’est pas trop tôt…

—  je sais pas moi, c’est peut-être leur horaire, t’en sais quelque chose, toi ?
—  non, non, je sais rien, par contre, toi, t’as l’air de tout connaître, tu bosses à la mairie ? moi pas, et heureusement d’ailleurs !

Posted by:Ahmed Slama

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.

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