Démasquée, disparue

« Chair à travail » fiction en cours d’achèvement, revient dans et par l’écriture d’un journal sur la centralité donnée au travail dans l’existence, au travers du parcours d’un immigré fraîchement « régularisé ». Retrouvez l’ensemble des extraits ici.

Sans-abri ; ça te change. Marqué, un filtre. Tu n’es plus passant·e. Pour un temps – plus ou moins long – ça n’a plus été un lieu de passage, la rue. La ville, tu ne la vois alors plus pareille. Fini de se balader tranquille, s’extasier sur les architectures, les moulures des façades. L’agencement de telle ou telle place. À l’invisible que tu deviens attentif. Aux invisibles ; les habitant·e·s du dehors. Pas seulement celles et ceux qui collent aux représentations communes du clodo’ ; silhouettes guenilleuses affalées à terre, corps ayant achevé ce devenir loque imposé par l’organisation sociale. Autant d’armes de dissuasion massive destinées à quiconque contesterait l’état de chair à travail. Quand tu as l’œil dessillé par les mois sans toit, tu enjambes les apparences, décèles le profil de celles et ceux qui n’ont pas eu les moyens de se rafraîchir, faire peau neuve ; arracher une page au calendrier. La vibration des corps flétris, tu la sens ; fatigue particulière, des marques. Les yeux qui racontent les nuits sans repos, les errances du matin. Y a comme de la suie sur les pupilles ; on n’a pas connu le sommeil, rien que le noir d’une durée. Course contre la montre, jusqu’au matin. La journée durant, tu appréhendes la nuit qui toujours arrivera trop tôt. Maintenir un semblant d’activité. Bouger, se bouger. En continu. Éviter la chute. 

L’expérience, c’est pas la science infuse pour autant ; jamais à l’abri d’une surprise. À l’image de cette femme, croisée chaque matin en terrasse de café. Une habituée de l’établissement ; sa commande rituelle bien connue des employé·e·s – café double, tartine et verre d’eau. Elle trempait, croquait, buvait son eau. Puis, raide sur le dossier, refermait les paupières ; méditation entrecoupée de gorgées de café. Elle avait de ces airs sereins ; chat humant la brise. Cliente comme les autres, a priori. C’est justement de ça qu’il s’agit, enjamber les apparences. Les nuits de cette femme avaient tout à envier à celles de ses congénères de terrasse. Pour s’en convaincre, suffit de la pister un moment, remonter le temps de son parcours. Petit-matin, aire de stationnement derrière la gare ferroviaire. On l’apercevrait, elle, s’extraire d’une voiture. Sur la portière ouverte, des draps et des couvertures étendues. Elle les époussetterait. Remontons plus avant, que le soleil se couche à l’est. Le marquage au sol de l’enclos serait alors émaillé de flaques de lampadaires, l’une d’elles éclairerait une voiture ; la sienne. On se pencherait alors sur le vitre, côté conducteur ; on distinguerait avec peine, à peine, l’habitacle aménagé en chambre à coucher. Gris des draps et de la taie prolongeant et celui du tableau de bord et la couleur incertaine des sièges, baissés à l’extrême. Si l’on reste penché assez longtemps, qu’on se met dans la posture du voyeur, que notre vue alors s’accommode à cet intérieur précaire, on distinguerait alors, parmi les plis obscurs, un visage ; endormi.

J’en rencontre des dizaines comme ça, moi, galerie de portraits hâves, y a comme une solidarité muette et inconsciente, un vœu ; ce vécu, commun au mien, faut pas qu’il me quitte, pas que j’oublie. Une part de moi ; un « moi » à part, désir de le conserver intact. Ou peut-être est-ce la certitude que j’y reviendrai, un de ces quatre, à la condition de sans-abri ?

La femme de la terrasse, elle a disparu – à cause de moi, sûrement. Un soir, j’ai suivi sa démarche boitillante vers sa voiture. Une fois installée, j’ai toqué à sa vitre. On a discuté. Je lui ai proposé un repas, un hébergement ; là-bas, à quelques mètres, l’appartement que j’occupe, temporairement. Elle a refusé, poliment. Du temporaire sa situation, pas de quoi s’inquiéter. Le lendemain, plus de voiture. Plus elle en terrasse. Démasquée, on ne l’y reprendra plus.

Ahmed Slama
Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière..

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